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J52 , Orientation

Justifier son existence

10/11/2022
Caroline Doucet

Partons de l’hypothèse que le dico s’inscrit, pour une part, au moins dans la nécessité pour le sujet d’affirmer qui il est. Si pour cela certains tapent du pied ou du poing sur la table, c’est par le langage que le parlêtre cherche d’abord à faire entendre la différence qui le rend digne d’être remarqué. Cette nécessité renvoie aux fondements du sentiment d’exister, c’est-à-dire au non-rapport entre le réel de la vie et l’existence du parlêtre qui implique qu’il ne va pas de soi pour lui de se sentir vivant et de trouver un sens à son existence. Dès lors, comment sur fond de non-rapport s’assurer une consistance d’être ? Il n’y a pas d’autre modalité possible pour exister que d’en passer par le langage pour se faire représenter et justifier son existence. De ce point de vue, le « je suis » est trans-clinique, il est à rapporter aux origines du sujet.

Que cela relève de l’instabilité du rapport à l’être1Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Ce qui fait insigne », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 3 décembre 1986, inédit. du névrosé ou de l’atteinte au joint le plus intime du sentiment de la vie du psychotique, chacun cherche des raisons d’exister, elles s’avèrent plus ou moins stables et durables. Dire qui l’on est nécessite la mise en jeu des opérations de causation du sujet. Il est donc possible d’envisager le je suis au regard de l’opération de la naissance du sujet. Je suis implique-t-il un signifiant (S1) qui représente le sujet pour un autre signifiant (S2) et engage-t-il le sujet dans l’aliénation signifiante à l’origine du refoulement originaire et de l’inconscient ? S’agit-il d’un signifiant holophrasé relevant d’une fixation de jouissance, à partir de laquelle Lacan nous a appris à situer une série de cas – l’enfant débile, l’effet psychosomatique, la psychose2Lacan J., Le Séminaire, livre XILes quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 215.? Dans ce cas, le sujet se voit pétrifié sous le signifiant (S1S2) et identifié à une modalité de jouissance qui s’impose à lui et dont il ne peut rien dire.

C’est toujours à partir des signifiants de l’Autre dont il se soustrait que le sujet formule son je suis. Sous cet angle, l’autodétermination peut d’ailleurs être envisagée comme une tentative du sujet de se défaire de la régence de l’Autre. Je suis est une position d’existence première avec laquelle le sujet affirme qu’il est. Au regard de l’aliénation signifiante et donc du discours de l’Autre, le sujet interroge ce qu’il dit être. Suis-je vraiment celui que je dis ? Suis-je satisfait d’être celui que je dis ou de ce que je pense que l’autre croit que je suis ? Dire qui l’on est varie alors selon les lieux, les moments de la journée, l’autre auquel on affaire, entre trait de distinction et trait de conformité empruntés à l’autre. Car, pris dans le sens, « je suis » devient un jeu de miroir sans fin, le sujet manque à être représenté, avec ses effets de non-sens et d’insatisfactions.

Cela étant, le deuxième temps de la causation du sujet s’avère fondamental. La séparation concerne le désir de l’Autre et la façon dont le sujet inscrit ou pas son manque dans l’Autre. Lorsque ce deuxième temps échoue, je suis réduit au je jouis prend une valeur de jouissance où le je est absent. C’est alors l’effacement du sujet au profit de la Chose, là ça ne parle pas, c’est inconditionnel. Cela correspond par exemple au moment où apparaît un phénomène psychosomatique – phénomène à éclipse – lorsque, confronté à l’énigme du désir de l’Autre, le sujet cesse d’être représenté, et où, séparé de la chaîne signifiante, il incarne le désir de l’Autre dans son être de jouissance. Le PPS, dans son statut d’objet a, peut revêtir la fonction « d’exposant du désir de l’Autre3Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Du symptôme au fantasme et retour », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 9 mars 1983, inédit. ». Mais il peut aussi revêtir la fonction d’objet rebut et nommer un être de déchet dans un rejet de l’inconscient caractéristique de la mélancolie, avec les risques que cela comporte.

Cependant, y compris réduit au je jouisje suis est une accroche au signifiant qui signe la volonté du sujet de justifier son existence. L’enjeu réside donc dans l’accueil et le sort réservé à la « volonté de justification4Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Ce qui fait insigne », op. cit., cours du 3 décembre 1986. » et à ce qu’elle masque de l’être du sujet.



  • 1
    Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Ce qui fait insigne », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 3 décembre 1986, inédit.
  • 2
    Lacan J., Le Séminaire, livre XILes quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 215.
  • 3
    Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Du symptôme au fantasme et retour », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 9 mars 1983, inédit.
  • 4
    Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Ce qui fait insigne », op. cit., cours du 3 décembre 1986.