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J51 - La norme mâle, Sublimations

Juan Gabriel

Se passer du macho à condition de s’en servir

© D'après J. Fournier.
13/09/2021
Cristóbal Farriol

Peu connu sous ces latitudes, Juan Gabriel, el Divo de Juárez, est l’un des chanteurs les plus célèbres de la musique mexicaine. Il est aussi un bon exemple d’un sujet qui n’a pas eu besoin d’attendre le xxie siècle pour dépasser la norme du mâle de son époque.

Né en 1950, ses débuts furent marqués par l’adversité : d’origine très modeste, enfant d’un père disparu et d’une mère débordée, il est élevé dans des foyers et grandit avec un fort sentiment d’abandon. C’est à douze ans, lors d’une bonne rencontre, qu’il trouve dans la musique une solution. Et il ne recule pas devant une nouvelle adversité : tout en restant un jeune homme d’allure efféminée, se faire une place dans la musique mariachi, très chargée d’impostures viriles, a lo mero macho, comme on dit.

Encore inconnu en 1971, il réussit à passer en direct à la télévision mexicaine. La direction de la chaîne veut d’abord le couper : « Tu me dégages ce puto ! » La production refuse, vu l’effet du jeune homme sur le public. C’est après cette présentation que Juan Gabriel devient célèbre1Arredondo R., P. Juan Gabriel, « Los Acicates Del Fervor », ¡A Divo vida! Queremos tanto a Juanga, Mexico, Farías Hernández, J. A., Ed. Arteletra, 2017, p. 11-17.. Ce schéma se répète tout au long de sa carrière : des bonshommes moustachus, résignés à accompagner leurs épouses aux concerts du Divo, le ridiculisent avec dédain. Et au bout de la troisième chanson, « ces mêmes personnages étaient totalement affolés, criant ‘‘encore’’ !2Cuevas, X. Era Alucinante, « Cuadro Por Cuadro », Juan Gabriel, un amor eterno, Mexico, Figueroa M.Ed., 2016, p. 75-82.». Il pouvait arriver qu’au climax du concert, il demande au public « qui veut se marier avec moi ? ». Et un grand « moi ! » du public masculin tonnait3Velasco M., « La Sabiduría de Un Divo : Algunas Frases de Juan Gabriel », ¡A Divo vida! Queremos tanto a Juanga, op. cit., p. 69-74.. « Je crois qu’on devrait faire une étude sur lui […] Nous avons cette idole efféminée au pays des machos.4Cuevas, X. Era Alucinante, « Cuadro Por Cuadro », op. cit.»

Cette allure efféminée fut toujours un mystère pour le public, qui tenta de l’expliquer par le signifiant « gay ». Mais cette possible homosexualité est-elle le point décisif ? Plusieurs anecdotes semblent dire le contraire. Nous en isolons deux.

Fatigué après une longue tournée, Juan Gabriel parle mal à la célèbre chanteuse Rocío Dúrcal, qui ne tarde pas à le recadrer : « Ne parlez pas comme ça à une Señora. » Réplique du Divo : « Ne me sortez pas ça, car si vous êtes une Señora, je suis plus Señora que vous ! »

Lors d’un entretien de 2002, la question lui est posée : « Juan Gabriel est-il gay ? » Sa réponse restant évasive, on évoque son « côté féminin » sur scène. Sa réplique : « L’art est féminin. »

Cet aphorisme condense l’essentiel chez Juan Gabriel : il pratique son art du côté de « tous les êtres qui assument le statut de la femme5Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 75.». Le fait que le Divo puisse nous paraître comique dans ses spectacles ne fait que le confirmer : la position féminine peut rendre un homme comique, comme Jacques-Alain Miller le signale à propos de l’homme lorsqu’il aime6Miller J.-A., « On aime celui qui répond à notre question : qui suis-je ? », Psychologies magazine, 19 novembre 2015, disponible en ligne.. C’est ce qui provoque la moquerie des machos, au comble du refus de la féminité. Mais ces mêmes machos sont séduits par son art, fait à partir de lalangue de ses paroles, et de son objet voix. « Qu’est-ce que l’expérience nous indique en effet ? Que ce n’est qu’à ce que ce petit a se substitue à la femme, que l’homme la désire7Lacan J., Le Séminaire, livre xvii, L’envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 179.».

L’hypothèse d’un Juan Gabriel qui dit oui à la féminité rend anecdotique sa possible homosexualité. Cette dernière, comme la clinique l’atteste, n’exclut nullement le macho. Aujourd’hui, ses chansons sont adoptées par la culture LGBTI mexicaine. On peut espérer qu’ils en prendront de la graine. D’abord, parce que Juan Gabriel a su se faire une place d’exception, sans aucun recours aux imaginaires identitaires, fort copieux de nos jours. Mais aussi parce que son non refus du féminin n’implique point un rejet du masculin, sans pour autant être dupe de ses impostures. C’est ce qu’on peut apprécier dans son film Nobleza ranchera, où lui-même joue le héros, désiré par toutes les femmes, et détesté par les bonshommes moustachus. Le Divo se passe du macho à condition de s’en servir.

 

 


  • 1
    Arredondo R., P. Juan Gabriel, « Los Acicates Del Fervor », ¡A Divo vida! Queremos tanto a Juanga, Mexico, Farías Hernández, J. A., Ed. Arteletra, 2017, p. 11-17.
  • 2
    Cuevas, X. Era Alucinante, « Cuadro Por Cuadro », Juan Gabriel, un amor eterno, Mexico, Figueroa M.Ed., 2016, p. 75-82.
  • 3
    Velasco M., « La Sabiduría de Un Divo : Algunas Frases de Juan Gabriel », ¡A Divo vida! Queremos tanto a Juanga, op. cit., p. 69-74.
  • 4
    Cuevas, X. Era Alucinante, « Cuadro Por Cuadro », op. cit.
  • 5
    Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 75.
  • 6
    Miller J.-A., « On aime celui qui répond à notre question : qui suis-je ? », Psychologies magazine, 19 novembre 2015, disponible en ligne.
  • 7
    Lacan J., Le Séminaire, livre xvii, L’envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 179.