De l’indicible du fantasme à l’impossible à dire de structure
Freud commence son texte sur le fantasme « Un enfant est battu » par cette notation : « l’aveu de ce fantasme n’est consenti qu’avec hésitation, (…) une résistance sans équivoque s’oppose au traitement analytique de cet objet, honte et sentiment de culpabilité s’émeuvent à cette occasion peut-être avec plus de force que lors de communications semblables portant sur les premiers souvenirs de la vie sexuelle.1Freud S., « Un enfant est battu, contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles (1919) », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, p. 219.»
L’indicible du fantasme est lié par Freud au sexuel. C’est ce que Jacques-Alain Miller relève : « Ce que je vois comme différence entre l’interprétation freudienne et l’interprétation lacanienne, c’est que la première se satisfait du sens sexuel, de la sexuelle Bedeutung, et la seconde pointe, indique le non-rapport sexuel. » « Il s’agit moins de faire voir quelque chose, que d’une absence, qui est de structure : l’impossible à dire.2Miller J.-A., « Le mot qui blesse », La Cause freudienne, n° 72, novembre 2009, p.135. » On passe donc de l’impossible à dire, car sexuel, chez Freud à l’impossible à dire de structure chez Lacan.
Quand il y a eu attentat sexuel, l’impossible à dire de structure se trouve accentué. Il s’agit de rendre sensible l’impossible à dire par l’interprétation, ce qui n’est pas faire dire à tout prix comme dans les psychothérapies.
L’attentat sexuel : un évènement de corps indicible
Dans l’indicible, il y a l’adresse impossible à l’Autre, l’impossible dicible. Dans l’Un dit cible s’y entend le dit qui telle une flèche doit atteindre sa cible. La cible serait le dit sur l’Un, sur la jouissance Une, le dit qui cible l’inertie de jouissance silencieuse, celle du corps difficilement dicible. L’attentat sexuel peut mobiliser la plus intime jouissance éprouvée jusque dans l’horreur, ignorée à soi-même et imposée au parlêtre en disjonction de sa volonté subjective. N’est-ce pas d’abord par l’évènement de corps, en réponse à l’attentat, que cette jouissance commence le plus souvent à se dire sur un mode répétitif ? Cela nous amène à être attentifs à ces évènements de corps qui surgissent de façon disruptive et en particulier dans la clinique avec les enfants et les adolescents.
Du côté du réel, s’enclenchent des modes de répétition de jouissance, des crises d’angoisses, de colères, divers évènements de corps qui montrent une jouissance qui ne peut passer au dire. J.-A. Miller, dans « Biologie lacanienne3Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause freudienne, n°44, février 2000, p. 7-59.», distingue l’évènement de corps du phénomène de corps, puis de l’avènement de signification. Cet avènement de signification dans les conséquences des attentats sexuels est parfois en panne et c’est l’évènement de corps qui se répète. Sur le plan imaginaire, des scénarios fantasmatiques de jouissance reviennent ensuite dans les cauchemars, ils marquent les choix d’objets amoureux et les errances de la vie sexuelle. Ces images vont fixer des modes de jouir symptomatiques. Du point de vue symbolique, il n’y a pas de mots pour dire ces attentats.
Les attentats sexuels subis par des enfants sont des traumatismes car ce sont des irruptions de jouissance. Jouissance est ici à entendre comme une « satisfaction d’un type particulier […] qui ne produit pas forcément du plaisir, l’homéostase freudienne, mais un déséquilibre profond et dérangeant.4Arpin D., « Événement de corps et avènement de signification », disponible sur internet.» Une jouissance sexuelle rencontrée trop tôt ou vécue de façon traumatique a des effets sur le fantasme du sujet dans la névrose. Dans la psychose on voit l’enfant objet de la jouissance de l’Autre, totalement réduit à cette position d’objet de jouissance, éprouvant lui-même une jouissance qui le déborde et qui est indicible, la chaîne signifiante est rompue.
Alors l’évènement de corps peut surgir sous forme d’angoisse, de colère ou d’éclosion de symptômes nouveaux qui arrivent en discontinuité, montrant un avant et un après l’attentat. C’est donc l’évènement de corps qui parle, qui fait suite à cet évènement de corps qu’est l’attentat sexuel qui a mis en jeu les objets pulsionnels, dont le regard est le plus souvent convoqué.
Dans ma clinique, ce fut par exemple le surgissement de colères inexpliquées chez une petite fille de quatre ans et qui ne cessèrent que lorsqu’elle put montrer à ses parents les gestes sur son corps de l’attentat, et ensuite construire en séance une fiction énoncée ainsi : « des galipettes d’éléphant » faites avec elle par celui qui avait commis les abus. Ce fut un moment anorexique chez une autre, une boulimie venant brutalement, ou bien l’angoisse massive avec des tremblements, des suées à la moindre perception étrange, soit sonore, soit visuelle, venant rappeler l’attentat. Le corps alors monte sur la scène par des symptômes, mais aucun mot ne peut venir nouer cet éprouvé du corps avec le fantasme et la symbolisation.
Honte et culpabilité
Chez les enfants plus âgés, l’indicible sera noué à la honte ou à la culpabilité. A propos de la honte, J.-A. Miller distingue la honte de la culpabilité : « la culpabilité est l’effet sur le sujet d’un Autre qui juge, donc d’un Autre qui recèle des valeurs que le sujet aurait transgressées. On dirait du même pas que la honte a rapport avec un Autre antérieur à l’Autre qui juge, un Autre primordial, non pas qui juge mais qui seulement voit ou donne à voir5Miller J.-A., « Note sur la honte », La Cause freudienne, n° 54, juin 2003, p.8.». « La culpabilité est un rapport au désir tandis que la honte est un rapport à la jouissance qui touche […] “le plus intime du sujet”, […] la jouissance sadienne […], en atteignant sa pudeur – terme qui est l’antonyme de la honte.6Ibid.» La pudeur « amboceptive des conjonctures de l’être7Ibid.», dit Lacan, c’est-à-dire attachée au sujet et à l’Autre. L’attentat sexuel, en ce sens, touche aussi bien à l’Autre qu’au parlêtre. C’est tout le contexte symbolique, la confiance ou la croyance en l’Autre qui se trouvent trouées par l’attentat sexuel.
Comment séparer le parlêtre de la jouissance dans laquelle il est englué ? Éric Laurent écrit : « La position de faire honte (du psychanalyste) ne consiste pas à fixer mais à dissocier le sujet d’avec le signifiant maître et par là à faire apercevoir la jouissance que le sujet tire du signifiant maître. Là où le maître montre et montre avec impudeur l’obscénité, le psychanalyste au contraire remet le voile et évoque ce démon sous la forme de la honte.8Laurent É., « La honte et la haine de soi », Élucidation, n°3, juin 2002.»
Si l’évènement de corps vient souvent en premier lieu comme réponse à l’attentat sexuel, rendre sensible l’impossible à dire, remettre le voile et évoquer la honte avec tact permettent que dans l’analyse l’indicible puisse être évoqué et voilé.