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J52 , Sublimations

« J’écris pour savoir qui je suis »

07/11/2022
Aurélie Pfauwadel

Sensible aux homophonies de la langue, Pauline Delabroy-Allard a intitulé son dernier roman Qui sait, précisément parce que l’expression fait équivoquer le verbe savoir avec le verbe être. Ce titre résonne avec ce que Lacan met en exergue quant à l’expérience de l’inconscient, qui « se distingue justement en ceci, qu’on ne sait pas là-dedans qui c’est qui sait. Ceci peut s’écrire au moins de deux façons –

qui c’est qui sait

qui sait qui c’est1Lacan J., Le Séminaire, livre xvi, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 362.».

Il précise, dans le Séminaire Encore, que l’inconscient nous apprend « que quelque part, dans l’Autre, ça sait. Ça sait parce que ça se supporte justement de ces signifiants dont se constitue le sujet2Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 81.».

Qui sait, roman partiellement autobiographique, démarre comme une quête identitaire faussement convenue : alors que la narratrice Pauline, enceinte, s’apprête à « donner naissance à une nouvelle identité », elle se décide à « gratter le palimpseste3Delabroy A., Qui sait, Paris, Gallimard, 2022, p. 23.» de la sienne propre. Elle, qui a grandi « dans le blanc4Ibid., p. 21.» et le silence d’une famille où l’on ne parle pas et ne pose pas de questions, ignore l’origine des trois autres prénoms inscrits sur ses papiers officiels : Jeanne, Jérôme et Ysé. Tapis dans la pénombre de cette transmission familiale qui ne se fera pas, ses trois fantômes, ses trois zombies lui « sautent à la gorge5Ibid., p. 22.», et elle n’a alors plus d’autre choix que de se débrouiller seule avec son désir de savoir, savoir qui elle est dans la « chaîne des femmes6Ibid., p. 173.» de sa famille. Si l’inconscient est défini par Lacan comme le « chapitre censuré » de son histoire, « marqué par un blanc ou occupé par un mensonge », c’est bien cette vérité « écrite ailleurs7Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 259.» dont la narratrice cherche à retrouver les traces.

Mais le récit prend une autre tournure dès lors que cette chaîne qui l’enserrait et la ligotait, se brise brutalement8Cf. Delabroy A., Qui sait, op. cit., p. 48.. « Un jour blanc, entièrement blanc », un jour où la neige a tout recouvert, et où Paris pour une fois « a fermé sa gueule », l’enfant naît inerte dans un « silence indescriptible9Ibid., p. 44.». Impossible de donner un nom à cette petite fille, Pauline en perd l’usage de la parole, c’est le blanc sous son crâne, l’innommable de l’irruption traumatique. « On dit veuve pour une femme qui a perdu son mari ou son épouse, orphelin pour un enfant qui a perdu ses parents, et pour moi, on ne dit rien, il n’y a pas de mot, même le langage ne peut rien pour ça, ce qui reste du jour blanc.10Ibid., p. 64.»

La talentueuse auteure de Ça raconte Sarah11Delabroy A., Ça raconte Sarah, Paris, Éditions de Minuit, 2018. réussit l’exploit d’écrire un texte aussi drôle que fantaisiste, depuis ce trou du savoir et de l’être où le lecteur tombe avec Pauline. On la suit dans ses pérégrinations, affublée de Tutu, son irrésistible chaton éclopé, où elle traque la vérité sur les ombres de Jeanne, Jérôme et Ysé qui parasitent son esprit. Ysé, c’est bien ce personnage du Partage de Midi dont Lacan faisait une figure de « vraie femme », marquée par la perte, le sacrifice et la trahison de l’objet, en qui Pauline endeuillée trouvera son double résolument Autre.

Le dialogue en abyme de la narratrice avec Ysé lui révèle finalement que « c’est dans la fiction que se dissimule la vérité, qu’il n’y a pas d’autre endroit où vivre12Delabroy A., Qui sait, op. cit., p. 148.», pas d’autre refuge pour sa douleur d’exister. Alors où se trouve « le passage, le rite de la vraie naissance », se demande-t-elle : s’agit-il de « s’inventer un nom, un nom qui ne serait plus celui qu’on a reçu, se désigner soi-même ?13Ibid., p. 159.» Mais elle n’engage pas tant son écriture dans la voie d’un « Je dis ce que je suis » performatif, que dans ce que l’on pourrait nommer un « transfert » à la littérature comme lieu de l’Autre, qui diffère certes d’une analyse, mais ouvre un espace d’exploration pour son étrangeté propre. « J’écris pour savoir qui je suis. Si je n’obtiens pas de réponses, alors j’inventerai.14Ibid., p. 24.»

 


  • 1
    Lacan J., Le Séminaire, livre xvi, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 362.
  • 2
    Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 81.
  • 3
    Delabroy A., Qui sait, Paris, Gallimard, 2022, p. 23.
  • 4
    Ibid., p. 21.
  • 5
    Ibid., p. 22.
  • 6
    Ibid., p. 173.
  • 7
    Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 259.
  • 8
    Cf. Delabroy A., Qui sait, op. cit., p. 48.
  • 9
    Ibid., p. 44.
  • 10
    Ibid., p. 64.
  • 11
    Delabroy A., Ça raconte Sarah, Paris, Éditions de Minuit, 2018.
  • 12
    Delabroy A., Qui sait, op. cit., p. 148.
  • 13
    Ibid., p. 159.
  • 14
    Ibid., p. 24.