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J52 , Sublimations

« Je suis La femme mystère »

04/11/2022
Claude Parchliniak

Le dico : mystère.

Ici le dico est valorisant. De l’objet sans intérêt qu’elle fut pour sa mère à sa naissance, Vivian Maier (1926-2009) élève sa version d’un principe féminin à la dignité du mystère qu’elle cultive sa vie durant et qui culmine dans une célébrité posthume, lorsqu’elle n’a plus à l’affronter.

Une découverte mystérieuse

En 2007, John Maloof1« À la recherche de Vivian Maier », documentaire de John Maloof et Charlie Siskel, disponible en ligne. , écrivain américain, cherche à illustrer un livre. Lors d’une vente aux enchères, il découvre des cartons contenant des milliers de négatifs d’une photographe inconnue et acquiert la totalité du stock. Il apprend dans une notice nécrologique que l’auteur dont l’identité est retrouvée, Vivian Maier, était gouvernante à Chicago.

Il sélectionne des clichés pour Hardcore Street Photography, site dédié à la photographie de rue. « À l’instant où il clique sur “partager”, tout change.2Marks A., Vivian Maier révélée, Enquête sur une femme libre, Paris, Delpire & co, 2021, p. 7-8. » les premières photos publiées deviennent virales, le talent de Vivian reconnu et son œuvre devient célèbre. Exposée aujourd’hui encore partout dans le monde3Bozar, Bruxelles, exposition « Vivian Maier » du 8 juin au 28 août 2022. , le public est au rendez-vous.

Logique d’une vie de mystère

On retrouve dans la logique de la vie de celle qui disait « Je suis La femme mystère4Marks A., Vivian Maier révélée, op. cit., p. 19. », comment, elle n’a cessé et jusqu’au-delà de sa mort, de protéger son mystère. Elle n’évoquait jamais son passé, n’a jamais exposé ses photos, hésitait à donner son nom à ses employeurs, le modifiant ou le changeant.

Malgré sa célébrité posthume, le mystère fait perdurer la curiosité à son sujet avec cette question récurrente : pourquoi ne pas avoir exposé de son vivant ? Pour le coût financier, dit-on, peut-être que n’aimant pas la foule, elle n’aurait pu supporter ni le tintamarre de la célébrité ni les feux des projecteurs.

Qui était Vivian ?

Vivian Maier née à New York en 1926, est marquée dans sa chair par l’héritage de l’infâmie des femmes qui l’ont précèdée. Sa grand-mère maternelle, Eugénie « seule présence stable et aimante de la vie de Vivian5Ibid., p. 27. » , vivait dans les Alpes, à Saint-Bonnet en Champsaur. À dix-sept ans, Eugénie est enceinte du garçon de ferme employé par ses parents qui refuse de l’épouser et de reconnaître l’enfant. L’infamie la stigmatise et l’honneur de la famille est flétri. Elle met au monde une petite fille : Marie, mère de Vivian.

Enfant illégitime, Marie est une bâtarde sans droit ni statut. Pour régler cette situation douloureuse, Eugénie part aux États-Unis, abandonnant provisoirement sa fille, voulant gagner de l’argent et alléger ses parents de la honte. Elle y devient cuisinière de célébrités et de gens fortunés, puis revient en France chercher sa fille et l’emmener aux États-Unis. Puis Marie y devient gouvernante et est dupée à son tour. L’homme qui l’épouse était déjà marié et Vivian naît de cette supercherie. Marie revient en France avec sa fille jusqu’à ses douze ans. Du fait de sa fragilité, elle peine à tenir son rôle auprès de Vivian qui subit l’impact de l’absence du regard bienveillant de l’Autre.

En 1938, Marie réembarque pour les États-Unis et perd la raison en 1939 ; sa fille bénéficie alors du soutien de sa grand-mère Eugénie. Vivian passe ainsi du familier, la vallée du Champsaur à l’inconnu, Manhattan, où elle est livrée à elle-même. Vivian curieuse et douée, s’éduque en autodidacte et devient aussi cultivée qu’après avoir reçu une formation académique6Ibid., p. 53. . À dix-sept ans, elle trouve un emploi dans une fabrique de poupées. Elle y apprend à coudre, aimer la mode et s’y découvre une passion pour les belles étoffes et les chapeaux. Toute sa vie elle réalisera elle-même ses vêtements.

Deux générations de femmes humiliées et abandonnées à l’infamie, ne sont pas sans effets sur la troisième génération. Vivian ne se laisse pas approcher physiquement, sursaute en présence des hommes. Un père lointain, sans mari, sans vie amoureuse, sans enfants et très peu d’amies, elle est décrite comme solitaire7« À la recherche de Vivian Maier », op.cit. , mystérieuse et à la fois non conformiste et culottée. Elle devient gouvernante et s’occupe avec attention des enfants des autres : « elle était une mère pour nous.8Ibid. » En dépit de rares dérapages tenus secrets – une jeune femme raconte qu’à huit ans elle l’a emmenée visiter les abattoirs, une autre qu’elle l’a volontairement perdue dans une ruelle et fut retrouvée par la police – elle est appréciée de ses employeurs. Pourtant, Vivian reste convaincue qu’ils fouillent sa chambre et l’observent avec des jumelles.

L’art de la photographie

À vingt-quatre ans, à la mort de sa grand-mère Eugénie, Vivian repart en France et vend la propriété dont elle a hérité à Saint-Bonnet. Dans ce milieu naît son intérêt pour la photographie qui deviendra une activité vitale. Amie du photographe du village, elle s’engage assidûment dans l’apprentissage du métier. Elle trouve son style de prise de vue très près du sujet, chaque photo étant une prise unique. Son cadrage est admiré. Parfois elle réintègre le point de vue dans la photo : ombre de son chapeau dans l’image, reflet de son visage dans un rétroviseur, dans une vitrine, c’est la réalité complétée à laquelle elle a affaire avec l’en trop qui multiplie les regards et qu’elle va s’efforcer d’extraire.

À vingt-six ans elle rencontre le Rolleiflex, outil décisif pour traquer facilement les regards. Elle photographie dès lors sans relâche. « Plus Vivian se sent à l’aise avec son rolleiflex, plus ses prises de vue sont assurées. Ses planches-contact confirment une constante : l’excellente composition de ses clichés, qui ne nécessitent aucun recadrage.9Marks A., Vivian Maier révélée, op. cit., p. 98. »

Jacques-Alain Miller10Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Silet », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 14 juin 1995, inédit. rappelle que Roland Barthes11Barthes R., La chambre claire, Les cahiers du cinéma, Gallimard Seuil, 2021, p. 48-49. distingue deux types de photographies : l’une sage, qui représente et instruit sur la référence, le studium, l’autre qui fait sa place au détail qui dérange, imprévisible, et en quelque-sorte dédouble l’image, imposant une autre lecture, le punctum.  Chez Vivian les deux types de clichés sont présents, des montagnes enneigées, aux faits divers morbides. Au-delà de ses soixante ans les poubelles, vieux papiers, déchets l’intéressent de plus en plus.

Traitement du regard

Après avoir découvert cet art, Vivian n’a plus cessé de photographier, s’aménageant des sorties dans son travail. Pas plus qu’elle n’a exposé ses clichés accumulés dans des valises et des cartons. Depuis leur découverte, une question revient invariablement : pourquoi ? Mais comment croire être intéressante en subissant l’impact malveillant du regard de l’Autre ?

Vivian passe d’on me regarde à je regarde. Chaque photo est une extraction de l’objet regard, une photo = un regard. Extraction qui, comme le montre Lacan donne son cadre à la réalité12Lacan. J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, note de bas de page, p. 554. . Tous ses prélèvements de points de vue divers, objets a mis en boîtes, sont à réitérer en permanence, mais lui permettent néanmoins de poursuivre sa vie comme elle lui convient, autant que faire se peut, jusqu’à soixante-treize ans. Elle a maintenu secrète cette jouissance élevée à une certaine dignité, se préservant d’une célébrité possible de son vivant, ne se réalisant pas comme artiste photographe mais substituant cependant remarquablement une célébrité d’artiste mystérieuse à l’infamie.

Les lecteurs peuvent également retrouver une analyse du geste de Vivian Maier dans la flèche de Katty Langelez-Stevens, « Vivian Maier : Je suis ce que nous sommes », publiée ici.

 


  • 1
    « À la recherche de Vivian Maier », documentaire de John Maloof et Charlie Siskel, disponible en ligne.
  • 2
    Marks A., Vivian Maier révélée, Enquête sur une femme libre, Paris, Delpire & co, 2021, p. 7-8.
  • 3
    Bozar, Bruxelles, exposition « Vivian Maier » du 8 juin au 28 août 2022.
  • 4
    Marks A., Vivian Maier révélée, op. cit., p. 19.
  • 5
    Ibid., p. 27.
  • 6
    Ibid., p. 53.
  • 7
    « À la recherche de Vivian Maier », op.cit.
  • 8
    Ibid.
  • 9
    Marks A., Vivian Maier révélée, op. cit., p. 98.
  • 10
    Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Silet », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 14 juin 1995, inédit.
  • 11
    Barthes R., La chambre claire, Les cahiers du cinéma, Gallimard Seuil, 2021, p. 48-49.
  • 12
    Lacan. J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, note de bas de page, p. 554.