À rebours de l’autodétermination qui irradie les discours actuels, des écrivains savent faire apparaître avec une lumière drue l’écart qui existe entre le moi et le je. L’actualité littéraire1Annie Ernaux sort en ce mois de mai Le jeune homme chez Gallimard et un Cahier de L’Herne. est donc propice à éclairer le thème des prochaines journées Je suis ce que je dis.
Pour Annie Ernaux, la rencontre lors de ses études avec l’écriture de Flaubert, à qui elle s’identifie2Cahier de L’Herne, 2002, p. 22., est déterminante ; le livre est alors pour la jeune femme un « rendez-vous [qu’elle a] avec l’écriture3Ibid., p. 22.», à ce moment, alors qu’elle écrit son premier roman4Roman qui n’a pas été publié, mais dont on trouve des extraits dans les Cahiers de L’Herne.elle est, dit-elle « persuadée d’être écrivain, comme jamais plus [elle ne le sera]5Ibid., p. 22. ».
Le magnifique Cahier de L’Herne qui lui est consacré met en exergue, dans un effet de lecture après coup, une écriture qui ne cesse d’explorer « l’autre vie6Cahier de L’Herne, 2002, p. 118.», si proche de l’autre scène freudienne ; son écriture décuple le dédoublement ordinaire de la pensée quand, plus couramment, le sujet est deux sans le savoir7Lacan J., Le Séminaire, livre v, Les formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2013, p. 540..
Cette certitude anticipée déterminante « être écrivain » sera ensuite continuellement mise sur la sellette par l’écriture même. Si A. Ernaux a d’abord été « cette fille croyant à la littérature comme en Dieu8Cahier de L’Herne, 2002, p. 23. » elle visait par ce moyen « quelque chose de plus que l’amour et que la vie9Ibid., p. 23.». Par-delà l’identification à l’écrivain, fruit d’une rencontre intime avec lalangue, ce n’est pas un je suis (écrivain, femme, professeur etc.) qui s’incarne dans ses livres, mais « un je transpersonnel10Ernaux A., « Vers un je transpersonnel », RITM 6, « Autofiction & Cie », Université Paris , p. 219-222. » qui répercute la fragilité de l’être, en nous propulsant au cœur même de ses variations et fragmentations, une écriture « qui refuse […] le personnage et même le “je”11Ibid., p. 24.».
Que le moi, le je et ce que l’on nomme réalité ne pèsent presque rien pour A. Ernaux, n’empêche pas qu’elle puisse se reconnaitre en un point : évoquant la fille assurée qu’elle était en 1963, elle indique « c’est une fille très étrangère qui est là, un peu exaltée […] Et cependant il y a là, déjà, les traits absolument indestructibles qui me constituent, l’impossibilité de me sentir “moi”…12Ibid., p. 117.».
Donner forme à l’impossible est l’incessant travail de l’écrivain, illustrant l’être pour dans lequel réside le pour être, et que Lacan distingue de l’être pur ,13Lacan J., Le Séminaire, livre v, Les formations de l’inconscient, op. cit., p.514. une distinction essentielle qu’A. Ernaux mettra à l’épreuve sans répit, comme son journal en porte la trace : « il va falloir que je vérifie à quel moment je deviens celle que je crois être…14Ibid., p.117. »