Étudier Se former > Les blogs des Journées de l'ECF > J52
J52 , Une lecture du discours courant

Je suis ce que je dis et le rejet du moebien

27/10/2022
Gilles Mouillac

L’assertion « je suis ce que je dis » implique un rejet de la topologie moebienne du sujet, c’est-à-dire de sa division, et de l’inconscient.
En effet, la bande moebienne présente sous forme spatiale le cogito lacanien, qui n’est pas le « je pense, donc je suis » cartésien, mais : « là où je dis, je ne suis pas ; là où je suis, je ne dis pas ». Cette bande situe l’opposition dit / être, qui recouvre aussi l’opposition conscient / inconscient.
Donc, logiquement, comme sujet, Je ne suis jamais équivalent à ce que je dis : j’y suis toujours excentrique, ailleurs, en contrebande, aux antipodes sur le ruban de moebius. Je suis ce que rate mon dit. Ce qui fait dire à Jacques-Alain Miller1Cf. Miller J.-A., « La topologie dans l’ensemble de l’enseignement de Lacan », Quarto, no 2, septembre 1981. que le sujet, si on le situe en un point, apparait toujours à un autre, dans une propriété d’auto-différence : il échappe toujours – le sujet, c’est l’échappée elle-même.
L’inconscient et son interprétation surviennent toujours comme la torsion de la bande, qui subvertit ce que je dis, ce que je crois être, me déloge d’une prise de dit, dans le surgissement – en méprise, ou déprise – d’un contre-dit, contrepoint opaque.

Aussi Verlaine, dans son poème Art poétique, souligne combien tout poème, s’il se veut inspiré, ne doit pas manquer d’être marqué du sceau de cette structure moebienne, qui adjoint au dit son envers moebien d’indéterminé, d’incertain, de méprise, signature de l’inconscient :

Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise :
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l’Indécis au Précis se joint2Verlaine P., Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, 1960, p. 540..

À l’opposé de cette auto-différence, il y a cette passion de s’égaler au dit qu’on retrouve dans le Dico : Lacan en parlait déjà dans son « Propos sur la causalité psychique », qualifiant la folie de « stase de l’être dans une identification idéale3Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 172.». C’est une stase dans un « je dis » qui arrête la dialectique moebienne, avec la prétention d’atteindre l’assertion absolue sur l’être – ce que Lacan relie aussi à la passion de se croire Un, qui est dit-il, bien plus puissante que « toutes les passions du corps4Ibid., p. 188.».
Tout le problème clinique sera alors la possibilité (ou non) de mobiliser cette stase.

Clinique HPI

Dans ma pratique j’ai pu rencontrer cette assertion autour du S1 « HPI » (haut potentiel intellectuel), qui circule beaucoup, et récemment popularisé grâce à une série du même nom, avec l’actrice Audrey Fleurot.
HPI peut venir nommer des phénomènes aussi distincts qu’une fuite des idées, un trop de jouissance que le sujet perçoit au cœur de son fonctionnement, une absence de point de capiton, voire une position d’exception, qui parfois signe une position maniaque. Il est fréquent, pour reprendre la distinction potentiel/actuel d’Aristote, que ce Haut Potentiel soit invoqué pour justifier un échec quant à l’acte : si le sujet ne réalise rien, c’est qu’il a un potentiel trop haut.
Pour certains sujets, il est crucial de s’épingler par un signifiant. Ils y tiennent, et la mise en doute, par l’Autre, de celui-ci peut provoquer un grand désarroi quant à leur être. Mais au fond, quoi qu’on dise sur leur être ne tend-il pas à produire cet effet d’exclusion, en tant qu’entame de cette stase précaire ? Très fréquemment ces sujets présentent ainsi une grande sensibilité à l’encontre de tout contredit susceptible de révéler l’insupportable auto-différence.

Hypersensibilité et identité

L’hypersensibilité peut donner consistance à un groupe identitaire à part entière, mais plus largement on retrouve souvent ce trait chez les passionnés de l’identité, dont les HPI, qui se définissent en partie par ce critère.
Ce trait d’hypersensibilité est le corrélat logique du refus moebien : si « je suis ce que je dis », toute interprétation ou surgissement de l’inconscient, en tant que remise en cause de ce que je dis, remet en cause ce que je suis ; l’incarnation de la remise en cause, c’est la définition de l’ennemi en politique. Dans cette logique de refus moebien, contredire = tuer. Alors tout ce qui interprète est ennemi, à commencer par la psychanalyse, pratique ironique.
Ainsi tout contredit est vécu comme agression, voire harcèlement : l’hypersensibilité est ainsi logiquement corrélative de toute passion identitaire, passion de l’Un.
On voit ce point surgir sans cesse chez une célèbre militante écologiste : toute contradiction de ses dits par un compte parodique est forcément du harcèlement, car il vise de façon humiliante son être.
Dans cette logique, toute identité est fondamentalement menacée : elle est victimaire, préjudicielle, par essence et non par accident. Le ressentiment suit la passion de l’identité comme son ombre : comme mon identité m’ampute de mon être, j’en tire un ressentiment, que je déplace sur ceux que je perçois comme remettant en cause mon identité – alors que fondamentalement le ressentiment vise l’identité en tant que vol de mon être. Si je ne suis que ce que dis… je ne suis plus rien. La passion assertive, qui vise à réduire le dire à un dit, est le point de genèse logique de la mort du sujet, qui ensuite fait retour dans le réel. Le pire est ainsi corrélat logique de la réduction du dire au dit.

Safe space du dire

Ces sujets peuvent être conduits à trouver refuge dans des safe spaces, mais là encore la même logique s’y importe. Ainsi dans les forums HPI, il y a conflit entre ceux qui sont « officiellement » diagnostiqués et les auto-diagnostiqués : pour les « officiels », il est mal vu d’être « autodiag », car si tout le monde peut se prévaloir de ce signifiant, il n’est plus distinctif. Et pour les « autodiag », les « officiels » incarnent la possibilité de leur remise en cause, le doute sur la véracité de leur étiquette. Ainsi aucun space n’est jamais assez safe : on y croise toujours un dit qui remet en cause la stase de l’être, incarne une menace, en tant que porteur de l’altérité moebienne.
Topologiquement, l’espace subjectif est généré par la coupure du dire dans les dits5Ce que Lacan nomme n’espace dans son texte « L’étourdit », cf. La Sagna P., Adam R., Contrer l’universel, Paris, Éditions Michèle, 2020. : dans le « Je dis ce que je dis », cet espace est réduit à rien, car il y a tentative de réduire le dire au dit. Cette tentative rend la langue irrespirable au sujet. Politiquement, l’éclosion des safe spaces est la conséquence du rejet du dire, c’est le retour dans le réel de son espace rejeté. C’est un centrement sur le dire comme événement qui peut faire poumon pour réoxygéner cette langue.

 


  • 1
    Cf. Miller J.-A., « La topologie dans l’ensemble de l’enseignement de Lacan », Quarto, no 2, septembre 1981.
  • 2
    Verlaine P., Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, 1960, p. 540.
  • 3
    Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 172.
  • 4
    Ibid., p. 188.
  • 5
    Ce que Lacan nomme n’espace dans son texte « L’étourdit », cf. La Sagna P., Adam R., Contrer l’universel, Paris, Éditions Michèle, 2020.