L’interprétation, n’est-ce pas ce qui amène quelque chose à exister dans la psychanalyse, soit même ce sans quoi rien n’existe effectivement ? Par exemple, on peut dire : le désir c’est son interprétation, car il n’existerait pas sans elle. Dans le Séminaire X Lacan peut dire aussi bien à propos d’un terme crucial dans la psychanalyse, celui de castration : « La castration n’est, en fin de compte, rien d’autre que le moment de l’interprétation de la castration.1Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 58. » L’interprétation de la castration est ce qui va permettre à Lacan d’interpréter, en effet, la castration freudienne, pour en faire quelque chose de positif, pour en faire ce qui permet au sujet de se situer par rapport au signifiant qui manque à l’Autre (S(Ⱥ)). Elle va être la garantie même de l’incomplétude de l’Autre.
Que ce soit désir ou castration, on voit le lien de l’interprétation avec le manque, mais ce n’est pas un manque déjà là. Il faut l’interprétation pour que cela advienne et qu’il advienne plutôt comme une faille : « Ce quelque chose où le psychanalyste, interprétant, fait intrusion de signifiant, certes je m’exténue depuis vingt ans à ce qu’il ne le prenne pas pour une chose, puisque c’est faille, et de structure.2Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 413. » Cette faille ne nécessite-t-elle pas l’interprétation pour apparaître au niveau de l’inconscient ?
L’inconscient lui-même et sa double inscription relèvent « de la pratique même qui en pose la question, à savoir la coupure dont l’inconscient à se désister témoigne qu’il ne consistait qu’en elle, soit que plus le discours est interprété, plus il se confirme d’être inconscient. Au point que la psychanalyse seule découvrirait qu’il y a un envers au discours, – à condition de l’interpréter.3Ibid., p. 418. »
Quel est alors le lien de l’interprétation à la vérité ? Est-ce celui de la parole vraie ?
Pour Freud, dont Lacan soulignait « la foi unique qu’il faisait aux Juifs de ne pas faillir au séisme de la vérité4Ibid., p. 428. », la vérité compte à condition de la moduler de sa culture. Lacan ajoute en effet : « Pourquoi sinon de ce que le Juif depuis le retour de Babylone, est celui qui sait lire, c’est-à-dire que de la lettre il prend distance de sa parole, trouvant là l’intervalle, juste à y jouer d’une interprétation.5Ibid. » Simplement cette interprétation n’a rien du piège de l’herméneutique et de ses cercles clos par le sens, fût-ce le « sens de l’histoire » ou celui du mythe. C’est celle du « Midrasch6Ibid. ». L’interprétation est bien en effet du côté de l’écriture, écriture qui, à notre époque de déconstruction, participe plutôt de la construction. Freud a mis son espoir dans l’analyse des résistances, puis dans la construction – cette construction que l’on peut rapprocher, chez Lacan, de la place de l’écriture, mais surtout de celle de la topologie ou du mathème, puis plus tard celle des nœuds. Topologie qui, elle-même, procède avant tout de la coupure. Cette coupure sans quoi n’existeraient ni la demande, ni les dits qui la constituent comme demande. Sans le dire et sa coupure, pas de mi-dits nets, distinguables et effectifs. Toutes choses qui adviennent donc parce qu’existe le dire de l’interprétation. La topologie va étayer par son appui les interprétations et elle va venir, en quelque sorte, contrer l’oubli du dire. La topologie permet aussi à l’analyste de « situer son acte de la topologie idéale de l’objet a7Lacan J., « L’acte psychanalytique », Autres écrits, op. cit., p. 377. ». Pourtant Lacan ajoute : « La topologie n’est pas “faite pour nous guider” dans la structure. Cette structure, elle l’est – comme rétroaction de l’ordre de chaîne dont consiste le langage.8Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 483. »
Quand les signifiants manquent et que règne plutôt l’objet a, la psychanalyse ne montre plus l’être de l’objet, mais son « évidement », dans l’angoisse, lié au défaut de sa production dans le discours analytique pour Lacan. L’objet se montre dans la topologie des surfaces, mais c’est la cure qui assure sa production pour un sujet, et ce toujours loin d’une possible universalité. Ce que l’objet a été pour l’analyste sera pourtant crucial pour son désir et dans son maniement du temps de l’interprétation. Temps qui sera lui-même… saisi dans l’interprétation, en ce qu’elle porte sur l’objet a qui en est le cœur. Dans sa tâche d’interpréter l’analyste est libre du moment, mais il faut qu’elle tombe bien, cette interprétation, pour opérer. Elle doit opérer d’être aussi plutôt « à côté ». On reproche souvent ce caractère « à côté » à l’interprétation de Freud. Lacan, lui, parle de « Ces équivoques dont s’inscrit l’à-côté d’une énonciation9Ibid., p. 491. ».
L’interprétation fait parêtre et là aussi on peut dire « à côté », ce qui fait qu’elle ne fait pas être mais bien parêtre : « Le dit premier, idéalement de prime-saut de l’analysant, n’a ses effets de structure qu’à ce que “parsoit” le dire, autrement dit que l’interprétation fasse parêtre.10Ibid., p. 488. » Ce dire, crucial pour que le reste vienne à exister, ne livre ni un en-soi ni un pour soi mais ce qui vient à exister, soit ce « parsoit » que Lacan invente, qui est ce qui surgit dans une équivoque grosse des paradoxes logiques qui font d’une interprétation un événement qui ne peut être répété. Un événement, où c’est le dire qui vient se substituer à ce qui pourrait déterminer autrement l’homme dans sa réalité physique ou dans son existence même.
Lacan a pu souligner que l’équivoque fait un écart par rapport à un dire ou une énonciation qui serait pleine, qui ne serait pas « l’à côté d’une énonciation11Ibid., p. 491. ». Ce qui est du côté de la jouissance ne peut se saisir que dans la rencontre de son interprétation : « Il n’y a pas une interprétation analytique qui ne soit faite pour donner à quelque proposition qu’on rencontre sa relation à une jouissance.12Lacan J., Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011, p. 64. »
Une interprétation montre donc la jouissance dans le moment même où elle en produit la chute, comme il y a une chute à une histoire drôle. Le genre d’histoire à quoi se résume parfois une existence, histoire qui nous fait « parêtre/parlêtre » dans l’éclair d’un rire. Cette chute de jouissance c’est aussi une chute du sens, chute où l’inconscient ex-siste à l’interprétation elle-même pour faire valoir son réel : « Quand l’esp d’un laps […] n’a plus aucune portée de sens (ou interprétation), alors seulement on est sûr qu’on est dans l’inconscient. On le sait, soi.13Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, op. cit., p. 571. »