Lors de la dernière Journée Question d’École, le syntagme « Je suis ce que je dis » a été identifié par Jacques-Alain Miller comme étant une déclinaison moderne du cogito cartésien sous le mode du dico. Ce syntagme est apparu propre à rendre compte des formes actuelles du discours, ou plutôt de sa réduction. Une déclaration informative, affirmative, donnée comme indiscutable, ne vaut plus comme acte de parole, potentiellement dialectisable, mais comme fait. Le savoir, tout comme la connaissance, disparaissent. Ne reste plus que la revendication, soit la volonté – et non pas le désir – que cette donnée ne soit reconnue, quasi exclusivement, que de manière sociale et juridique.
Cette modalité du rapport à l’autre consacre l’ère du wokisme. Ce dernier se déploie progressivement et tend à prendre la place du discours du Maître, celui-ci étant trop occupé par l’économie pour y prêter attention. Cette manière de se faire reconnaître modifie insidieusement la langue et les formes de pensées.
Les psychanalystes ne peuvent rester indifférents à cette évolution dans la mesure où, dans l’analyse, il s’agit de l’être parlant en tant que la parole y détermine une jouissance qui le dépasse. Celle-ci le contraint, l’infantilise, le déroute, l’inhibe, ou le tourmente. C’est la valeur de ce que le sujet a de plus réel : le symptôme. La psychanalyse n’a pas d’autre choix que de faire face au wokisme, du fait de l’extension du droit généralisé et d’aspect totalitaire que cette forme nouvelle de maxime emporte.
Né d’un mouvement militant afro-américain, le wokisme s’est détaché conceptuellement de sa base pragmatique pour atteindre la construction d’une philosophie politique censée dire et être la conscience des oppressions individuelles. Le savoir y est déjà là, offert, collectivisé, moteur d’une prise de pouvoir idéologique en rien équivalente à une recherche de vérité. En effet, une prise de pouvoir impose un même réel pour tous, au contraire de la psychanalyse pour laquelle il ne peut être que singulier. Cette réclamation à être ce que l’on dit, ce dans quoi on se loge, va jusqu’à inclure le corps, et le corps sexué. La rencontre avec le corps propre n’est plus un mystère mais devient à l’occasion une erreur imputée à la nature elle-même. La référence à la nature séparée de la culture que le wokisme veut faire exister n’est pas sans évoquer certaines théories fascisantes. La nature devient alors un socle sur lequel tout est à inventer, à créer, à investir de signifiants nouveaux. La cancel culture vient à cette place.
Identités versus identifications
Je suis ce que je dis appartient à une telle création. La formule n’équivaut pas à un je suis ce que je suis qui assume le symptôme. En effet, il y a dans cette dernière affirmation une dimension de jouissance affichée, un « pour le meilleur ou pour le pire », à prendre ou à laisser.
Il ne s’agit pas non plus d’un je suis ce que je veux car la marge entre l’être et la volonté témoigne d’une inadéquation, et l’impuissance de la volonté à s’imposer au sujet y est évidente. Je suis ce que je dis vise en revanche à la fabrique d’une identité et prétend y répondre.
Dans ce je dis la parole précède l’être, au sens où elle l’assigne à une définition avant même que la question se pose avec le sujet comme dit Lacan. De ce fait, elle supprime toute interprétation, équivoque ou non, paradoxale ou pas, tout comme l’expérience de jouissance qui y est gelée, capturée par le signifiant de l’identité.
En énonçant je suis ce que je dis, une certitude est affichée. Elle court-circuite la dimension du savoir puisque le sujet, à partir des signifiants communautaires et de leur pente inflationniste, à l’égal de l’opération d’un Nom-du-Père, se voit comme « nommé à » une identité qui, imaginairement le fixe. Celle-ci lui délivre, alors, une jouissance qui n’est pas la sienne. En tant qu’elle se fait prendre pour du réel cette identité ne constitue pas une nomination, au sens de la rencontre d’un signifiant et de la jouissance, fixant le nom de la jouissance propre à un sujet. Elle nie qu’il n’y pas d’Autre de l’Autre et que c’est le réel qui vient à cette place.
Dans cette subversion du discours du Maître, que deviennent le sujet, les identifications, la jouissance, sans parler du désir et de l’objet a qui demeurent difficiles à identifier ?
Dès 2005, Jacques-Alain Miller avait soulevé, à partir d’un exposé d’Éric Laurent1Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Pièces détachées. », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 1er juin 2005, inédit. la question du « relativisme sans rivages [des théories du genre] qui pensent pouvoir résorber la multiplicité des identités de jouissance dans la pluralité des genres, sans reste2Ibid., cours du 18 mai 2005.». « Entreprise impossible pour Lacan3Ibid.», Jacques-Alain Miller identifiait ainsi qu’il s’agissait là d’un renversement : les identifications sont substituées aux identités, identités sexuelles dont le non- rapport fait énigme et renvoie ces identités sexuelles au semblant, ne serait-ce qu’à travers les formules de la sexuation qui dépassent l’anatomie. Les identifications sont ici émancipées, délivrées par l’Autre, et ce faisant, elles bouchent, dans un déni de la castration, l’accès à toute réponse singulière réellement sinthomatique. En pulvérisant ces limites, les noms qui « apparaissent comme en surplus4Ibid., cours du 1er juin 2005. » sont-ils de « l’ordre de la création […] par rapport à l’invention du réel5Ibid.», ce qu’évoque Lacan dans le séminaire du Sinthome ? Peut-on dire qu’ici, il s’agit des d’identifications que Jacques-Alain Miller qualifiait alors de trans-sexuelles6Ibid. du fait qu’elles relèvent du trait unaire ? Il s’agit alors de prélever ce trait ; de l’isoler en S2, signifiants dans lesquels le S1 serait congelé ou absent, réduit à une image, ou une sensation de corps indéfinissable capturée par S2. Autrement dit, des S2 qui se font prendre pour des S1, des essaims de certitudes identitaires, d’où la prudence avec laquelle on s’avancera vers ces sujets. L’attention se portera sur la discrimination clinique de la certitude. La clinique retrouve ici ses lettres de noblesse dans un tel contexte de pousse à la nomination. Car celui-ci aboutit en réalité à un pousse à la débilité, soit à l’impossibilité de tenir un discours, « contre quoi il n’y a pas d’objection mentale précisément.7Ibid.»
En un sens, le dico moderne produit des identités à l’allure sinthomatique mais qui ne peuvent qu’échouer à dire le parlêtre. Au contraire dans une cure, une nomination permet « que la parlotte à proprement parler, se noue à quelque chose du Réel8Lacan J., Le Séminaire, livre xxii, « R.S.I. », leçon du 11 mars 1975, inédit.», et conduit à « instaurer ce rapport entre le sens et le réel, non pas s’entendre avec l’Autre sur le sens, [ce que fait le wokisme], mais ajouter au réel quelque chose qui fait sens.9Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Pièces détachées. », op. cit., cours du 15 décembre 2004.»
Certitudes et conséquences pour la clinique
La psychanalyse a un rapport étroit avec le sujet de la certitude cartésienne, et ce d’autant qu’il est, selon Martial Guéroult « ponctuel et évanouissant10Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 858.». C’est en quoi le cogito, loin de refermer la faille, fournit les fondements de l’inconscient. Inconscient qui témoigne d’un sujet non transparent à lui-même : le sujet divisé. Soit « Je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas11Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », Écrits, op. cit., p. 517.». Mais ce sujet ne saurait être uniquement celui des formations de l’inconscient. Il sera nécessairement troué par l’introduction du concept de jouissance. C’est à proprement parler le « cogito lacanien » qui introduit la jouissance liée à l’objet a, au corps parlant, trans – structural donnant à l’inconscient son nom lacanien : parlêtre. Ce cogito « ne délivre pas un Je suis, mais […] un Se jouit qui appellerait, un il. […] (il) Se jouit12Miller J.-A., « L’économie de jouissance », La Cause freudienne, no 77, février 2011, p. 135.». C’est le trajet qui va, dans une analyse, du symptôme qui dérange au nom de jouissance, dénudé, découvrant la place d’où le sujet parle, certitude alors entrevue. Quant à la certitude psychotique elle donne à l’occasion, son remède, sa solution au sujet, en le situant dans l’Autre – solution psychotique, à caractère strictement privé, unique.
Restaurer la dimension de l’inconscient, face à ce nouveau malaise, est la tâche qui revient à la psychanalyse. Elle passe d’abord par l’interprétation de l’idéologie sournoise qui tente de remanier en profondeur les discours : « Le maître de demain c’est dès aujourd’hui qu’il commande.13Lacan J., Lacan quotidien, no 710, 30 mai 2017, consultable en ligne.» Cette interprétation nous est permise grâce à l’élaboration par Lacan, de son dernier enseignement. Il y unit, en les condensant, des signifiants de la clinique jusque-là séparés. Il fait apparaître ainsi des néologismes, incluant la dimension de la jouissance en tant qu’inéliminable tels la lalangue ou le parlêtre. Ils nous permettent de nous avancer vers le sujet, en se soumettant, comme Lacan le recommande à propos de la psychose, aux positions proprement subjectives. Faire place à ce qui s’est trouvé figé, fixé dans l’identité sans viser la déconstruction ou la division permet, avec la finesse clinique nécessaire, de dégeler des signifiants coagulés. Il s’agit alors d’en dégager la valeur de défense salutaire ou au contraire mortifère, restaurant ainsi l’inconscient du désir, ou de la suppléance et du sinthome.