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J51 - La norme mâle, Sublimations

Héros à l’épreuve de la normalité

© D'après J. Fournier.
01/11/2021
Maria Karzanova

« Pendant ce temps, le Président et Sergei suivaient des yeux un jeune brancardier suspicieux, coiffé d’un bandeau rouge. Mince comme un fil, gracile, ce garçon tombait pour eux dans la catégorie  »homo » : ils s’indignèrent sans excès à la pensée que désormais les homos étaient aussi nombreux alentour que les chiens non châtrés1Limonov É., Et ses démons, Paris, Bartillat, 2018, p. 73 (titre original : И его демоны, I ego demony. Traduit du russe par Monique Slodzian).».

Ce passage apparaît dans l’un des derniers romans d’Édouard Limonov2Édouard Limonov est décédé le 17 mars 2020 après une longue maladie., écrivain russe, si bien connu en France grâce à son récit autobiographique d’un poète russe immigré aux États-Unis. Épousant parfaitement la norme mâle qui régit le monde poutinien, ces mots interrogent lorsqu’ils surgissent sous la plume de l’auteur du scandaleux Le poète russe préfère les grands nègres.

De Eddy-Baby à Édouard Limonov

Édouard Savenko – plus tard baptisé Limonov par ses semblables – est né pendant la deuxième guerre mondiale dans une famille soviétique ordinaire, d’une mère ouvrière et d’un père militaire qui idolâtrent l’homme fort Staline et répètent à leur fils qu’il est « un enfant de la victoire3Carrère E., Limonov, Paris, POL, 2011, p. 42.». Édouard lit beaucoup, écrit de la poésie, admire son père et peut avoir une « peur irraisonnée4Ibid., p. 47.» à l’endroit de la mère. C’est un « gentil petit garçon, sensible [qui] leur donne entière satisfaction5Ibid., p. 50.», et cela jusqu’à son adolescence où il fait la rencontre de l’Autre sexe. Adolescent comme les autres, la question phallique est inévitable.

Désormais, Eddy-Baby a toujours un couteau sur lui et des amis-voyous de la cité qui l’aident dans son entreprise amoureuse, soutiennent « le sentiment de ce qu’il faut faire pour être un homme6Lacan J., Le Séminaire, livre iii, Les psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 231.». Un jour, ils le poussent à s’inscrire à un concours local de poésie. Il monte sur scène, gagne le concours sous les milliers de regards et devient donc poète ; cette même nuit il réussit dans sa quête sexuelle.

La grande route de l’émigration à la recherche de grandeur

À l’âge de vingt-cinq ans, le chemin de son devenir star arrache Limonov de son Kharkov natal et l’amène à Moscou, le centre de la vie culturelle qui sera le témoin de son succès littéraire grandissant. Mais cela ne l’arrête pas : « selon un schéma que nous commençons à connaître, il était convaincu d’avoir en sept ans fait le tour de l’underground moscovite7Carrère E., Limonov, op. cit., p. 132.». Les modèles identificatoires du départ perdent vite leur attrait, et Limonov s’aventure plus loin dans le monde. L’aventurier-héros Limonov ne souscrit pas à la jouissance limitée de la condition masculine normale.

Cette fois, il choisit une voie plus radicale, la « Grand’route8Lacan J., Le Séminaire, livre iii, Les psychoses, op. cit., p. 321.» de l’émigration russe. Lui et sa deuxième femme partent conquérir le monde et se retrouvent à New York. Cependant, une fois à l’étranger, les choses ne se passent pas comme prévu : au bout de quelques mois, Limonov deviendra Editchka, assis « sur l’un des trois balcons de l’hôtel, à moitié nu9Limonov É., Le poète russe préfère les grands nègres, Paris, Flammarion, 2012, p. 7 (titre original : Это я, Эдичка ; Eto ia, Editchka. Traduit du russe par Emmanuelle Davidov).», sans argent, sans sa femme Elena, sans illusions.

Sa femme idéale le quitte et la norme mâle vacille. Pour le migrant Editchka, « c’est mieux d’être chassé que chasseur et ce qu’il aimerait, c’est qu’on s’occupe de lui comme d’une femme. […] Il a besoin d’être Elena à la place d’Elena. […] et ça lui plaît de passer pour ce qu’il a décidé d’être : une petite salope10Carrère E., Limonov, op. cit., p. 164-165.». Ainsi, le poète russe fait des rencontres communément qualifiées d’homosexuelles. « La jouissance du sujet a […] “une coloration”11Biagi-Chai F., « Sinthome ou suppléance comme réponse au vide », UFORCA pour l’Université populaire Jacques Lacan, p. 3, disponible sur internet.» et, pour Limonov, cette coloration est féminine : elle porte le sceau de sa femme partie pour un autre et l’aide à supporter son départ. Faire comme Elena, être à la place d’Elena au moment du coït, voilà ce qui l’occupe vraiment. Mais se considère-t-il pour autant comme un homosexuel dans sa signification personnelle ? Ou plutôt comme un aventurier invincible se félicitant de n’avoir peur de rien, même de se faire enculer12Carrère E., Limonov, op. cit., p. 170-171. ? Un intrépide et un dur quoi qu’il arrive, même lorsqu’il n’y a plus rien à perdre – si ce n’est son couteau, trop réel, dans sa poche – voilà un idéal de la norme mâle.

 


  • 1
    Limonov É., Et ses démons, Paris, Bartillat, 2018, p. 73 (titre original : И его демоны, I ego demony. Traduit du russe par Monique Slodzian).
  • 2
    Édouard Limonov est décédé le 17 mars 2020 après une longue maladie.
  • 3
    Carrère E., Limonov, Paris, POL, 2011, p. 42.
  • 4
    Ibid., p. 47.
  • 5
    Ibid., p. 50.
  • 6
    Lacan J., Le Séminaire, livre iii, Les psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 231.
  • 7
    Carrère E., Limonov, op. cit., p. 132.
  • 8
    Lacan J., Le Séminaire, livre iii, Les psychoses, op. cit., p. 321.
  • 9
    Limonov É., Le poète russe préfère les grands nègres, Paris, Flammarion, 2012, p. 7 (titre original : Это я, Эдичка ; Eto ia, Editchka. Traduit du russe par Emmanuelle Davidov).
  • 10
    Carrère E., Limonov, op. cit., p. 164-165.
  • 11
    Biagi-Chai F., « Sinthome ou suppléance comme réponse au vide », UFORCA pour l’Université populaire Jacques Lacan, p. 3, disponible sur internet.
  • 12
    Carrère E., Limonov, op. cit., p. 170-171.