Dans une leçon du Séminaire « L’Insu que sait de l’Une-bévue s’aile mourre », Lacan partage avec l’auditoire une bévue de concordance de genre commise par lui au restaurant: « Mademoiselle en est réduit à ne manger que des écrevisses à la nage1Lacan J., Le Séminaire, livre xxiv, « L’Insu que sait de l’Une-bévue s’aile mourre », leçon du 14 décembre 1976, inédit.».
Un lecteur averti, en jugeant la phrase selon la règle qui exige d’accorder le participe qui suit le verbe être au genre du sujet, signalerait ici un usage incorrect dans la concordance de genre. Et par souci de compréhension, il pourrait exiger des clarifications : Mademoiselle en est réduite, voulait-il dire ? Ou peut-être Monsieur est-il réduit ? Et si d’un certain point de vue, le questionnement serait exact, d’un autre, serait-il vrai ? Comment juger, estimer, ce qui sonne étourdit entre langues ? Ce qui, par une glissade de la langue passe de contrebande du féminin au masculin et vice-versa, décomposant le genre et l’identité sémantique, ignorant la règle, le code, la norme ? Est-ce une faute – orthographique ou autre ? Est-ce excès ? ou encore autre chose ?
Tout au long de ce Séminaire, Lacan s’efforce de montrer combien l’inconscient, qu’il écrit Une-bévue, n’est pas un-dû, n’est pas une faute.
Dire quelque chose de faux n’est pas mentir, dit Lacan dans ce Séminaire, à propos de la Verneinung : « ce à quoi se reconnaît typiquement la Verneinung, c’est qu’il faut dire une chose fausse, pour réussir à passer une vérité ». Lacan précise que, sauf le cas rare de la psychanalyse, la Verneinung comme vérité n’a pas trop d’adhérents.
Plus tard dans ce même Séminaire, Lacan donne une autre piste pour lire la bévue : concevoir la faille comme pur nœud d’un mot avec un autre. Pur nœud d’un mot avec un autre, celle-ci serait la seule signification de ce qui achoppe, d’une-bévue, soit de l’inconscient. La signification qui, précise Lacan, n’est pas le sens – qui peut être double –, c’est une parole vide, pur nœud sans sens, sens blanc2Cf. ibid., leçon du 10 mai 1977. (homophonie de semblant).
Dans une autre leçon de son cours, Lacan amène subrepticement encore une question à propos du genre : encouragé par « une madame Kress-Rosen » à expliquer la différence entre lapsus et erreur grossière, Lacan demande si « elle était là parmi ce qu’on appelle des auditrices, et je ne vois pas pourquoi je mettrais ce terme au féminin puisque ça n’a pas de sens, ça n’a pas de sens valable3Ibid., leçon du 15 mars 1977.». Non sans ironie, Lacan utilise l’article indéfini « une » avant « madame » et met en cause l’usage du genre féminin pour se référer à ce qui serait un ensemble, « les auditrices ». Lacan répond en acte à la question que Mme Kress-Rosen aurait posée la veille dans son intervention intitulée « Lacan : linguisterie ou linguistique ? ». Petit happening lacanien avec lequel il dit son choix : l’ensemble féminin n’a pas de sens et cela implique de couper les amarres de la linguistique et de la vision trop occidentale4Cf. Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001. – euclidienne et binaire – de la lettre. Lacan précise qu’il n’y a rien qui permette à un homme de reconnaître une femme : il n’y a pas de rapport sexuel.
Une-bévurier le genre
Lituraterrir5Cf. ibid., p. 18. et une-bevurier6Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xxiv, « L’Insu que sait… », op. cit., leçon du 17 mai 1977 : « l’homme, il une-bevue à tour de bras »., Lacan fait verbe de ces substantifs à deux occasions. Face à l’exigence actuelle qui pèse sur la langue que l’on veut univoque, transparente, vraie et exacte sur l’identité du parlêtre, l’option lacanienne s’aile à mourre, homophonie qui, équivoquant aile, elle, amour, être et jeux de hasard, fait trembler le sens-blanc. Il ne faut pas voir ici une quelconque morale bienveillante. « Chiffonner les mots : se servir d’un mot pour un autre usage que celui pour lequel il est fait7Lacan J., « L’insu… » , op. cit., leçon du 17 mai 1977.», pour attraper le point où le singulier de l’énonciation défait l’universel, comme Lacan le note à propos de la calligraphie orientale, la main avec son geste singulier écrase l’universel8Cf. Lacan J., « Lituraterre », op. cit., p. 16.. Événement de corps. Plus divers que ceci, impossible. Papeludun, Hun-En-Peluce, est plus divers que le particulier (cas p-articulé d’un universel) et plus divers encore que la minorité (qui par définition se positionne en relation à une majorité). Le singulier invite à se ré accommoder à chaque fois au réel que la lettre implique dans son immanence contingente et dans son rapport exclusif au signifiant. Yad’lun et rien d’autre, invite à se situer au ras de l’existence, positive, ponctuelle et affirmative, à se laisser interroger par ce qui existe et pas seulement par ce qui manque.
Ainsi, on n’en sait rien du sujet qui dit je suis ce que je dis, de la jouissance qu’un sujet précis en tire, du désir qui l’engage. Pas question de prendre à notre tour le dico de façon littérale ou normative. Seule décisive est la condition littorale, avance Lacan dans « Liturraterre », il nous revient la responsabilité d’immiscer l’inconscient dans le dico, l’âme-sonner, l’une-bevurier, le literaturrir.
Homo, trans et hérétique, l’orientation lacanienne propose une alternative radicale pour dire ce que je suis. Le goût et la pratique de cette langue implique de transiter son propre malentendu avec la jouissance, unique et exclusive, afin d’invertir l’horreur de savoir en cause9Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le banquet des analystes », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, inédit..