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J49 - Femmes en psychanalyse, Sublimations

Hadewijch d’Anvers et la satisfaction de la parole

© Lily - Patty Carroll
03/10/2019
Philippe Cullard

Son nom est un hapax dans le Séminaire xx de Lacan1Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 70.. Ses écrits du XIIIe siècle, sur lesquels Lacan s’est « rué », consistent en poèmes, lettres et visions. Les données bibliographiques sont rares. Issue d’un milieu sans doute aisé, c’est une lettrée. Son mysticisme témoigne d’une impressionnante culture théologique.

Sa correspondance indique qu’elle fût à la tête d’un groupe de femmes pieuses, des Béguines, mouvement laïque surgit à la fin du XIIe siècle. Leur liberté les exposait à l’inquisition, elle a dû errer pour ne pas finir sur un bûcher.

Si l’étymologie de béguine reste incertaine, avoir le béguin signifie encore éprouver de l’amour dont Lacan dit qu’il est toujours réciproque au sens où « l’amour demande l’amour2Ibid., p. 11.». À cet égard, saint Bernard, mystique du XIIe siècle, considère que « Dieu n’aime que pour qu’on l’aime », et pour Hadewijch : « Amour exige de l’amour plus que l’esprit ne peut saisir3D’Anvers H., Écrits mystiques des béguines, Paris, Seuil, 1954, p. 99. (désormais abrégé par Les Poèmes).». « Pressée4D’Anvers H., Les Lettres. Ed. du Sarmant, 2002, p. 123. (désormais abrégé par Les Lettres).» par Dieu dès ses dix ans, elle n’a « jamais pu accepter que quelqu’un avant [elle] l’ait aimé aussi profondément qu’[elle]5Ibid.

Ses poèmes parlent de l’attente dans laquelle elle languit, en contrepoint de rares moments d’extase vécus comme « récompenses6D’Anvers H., Les Poèmesop. cit., p. 84 & 122.». Ils ne contredisent pas l’autre aphorisme lacanien « parler d’amour est en soi une jouissance7Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, op. cit., p. 77.» et empruntent la forme de la littérature courtoise née au même XIIe siècle. Au fil d’épreuves l’aimée inaccessible cède à l’aimant et le fin’amor apporte la joy qui excluait en principe la relation charnelle. Cette mystique flamande opère donc une transposition de « la loi des amants courtois ». Il faut vivre, dit-elle, pour la Minne, l’Amour qui est personnifié.

Le désir qui la remplit « de peur et de douleur8D’Anvers H., Les Visions, Ad Solem, 2000, p. 51.», l’attente jusqu’à « l’ire » d’un signe de l’aimé coïncident avec l’hiver quant au printemps les jardins fleurissent et annoncent les noces. Dans sa Lettre xx, c’est au fil de douze étapes qu’elle y parvient.

Elle nomme « fruition9Ibid., p. 14.» cette union mystique de telle sorte qu’on ne puisse plus différencier les amants. « Nous fondîmes en un », écrit-elle dans sa septième Vision, « si bien que je ne pouvais ni le reconnaître, ni le percevoir en dehors de moi ».

Si certains de ses propos paraissent inspirés de l’union sexuelle – « Ils jouissent l’un de l’autre en toute réciprocité, bouche à bouche, cœur à cœur, corps à corps, âme à âme10D’Anvers H., Les Lettres, op. cit., p. 116.» – la volupté au sens génital est exclue. On se fourvoie, dit Lacan, « de ramener la mystique à des affaires de foutre11Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, op. cit., p. 71.».

Le chemin pour parvenir à cette acmé est curieusement qualifié de « douce violence12D’Anvers H., Les Poèmes, op. cit., p. 91.» ou de « fardeau légerIbid., p. 98.». Le Poème XVII fourmille de ces formules équivoques qu’on doit rapprocher des oxymores du Pseudo-Denys l’Aréopagite dans sa Théologie mystique datée du VIe siècle, référence de la théologie médiévale. Il y énonce que le but de la théologie est de rejoindre Dieu dans une « suave » union, adjectif que reprend Hadewijch.

Inspiré du néoplatonisme, il introduit la « théologie négative » soit qu’il est plus aisé de dire ce que Dieu n’est pas que ce qu’il est. Hadewijch écrit à son tour que « les concepts humains n’arrivent pas à exprimer Dieu13D’Anvers H., Les Lettres, op. cit., p. 206.», et l’extase s’éprouve, mais reste ineffable. « Pour tout ce qui est de la terre on trouve des mots et on peut le dire en néerlandais, mais ici le néerlandais ne me sert à rien et les mots pas davantage.14Ibid., p. 171.»

Il s’agit bien de « l’autre satisfaction », cette jouissance « sur laquelle la femme ne souffle mot15Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, op. cit., p. 56.» et « dont peut-être elle-même ne sait rien, sinon qu’elle l’éprouve – ça elle le sait16Ibid., p. 69.», ponctue Lacan.

Aussi affranchis de tutelle que puissent apparaître les mystiques en raison des expériences hors norme qu’ils vivent, il apparaît qu’ils sont comme contraints par une structure dont on peut retrouver la forme dans la Bible et quelques autres textes de théologie mystique.

Ainsi du Cantique des cantiques, qu’elle a lu17D’Anvers H., Les Lettres, op. cit., p. 140, 147, 185 & 222., l’un des plus poétiques livres de la Bible, est formé de chants d’amour entre un homme et une femme. À l’attente de la rencontre succèdent des noces où les amants se fondent en « une seule chair ». Les images érotiques qu’il contient sont considérées comme une allégorie de la relation d’amour entre l’âme humaine et le Christ.

Les sermons de saint Bernard le commente, Hadewijch le cite18Ibid., p. 155., elle a copié des passages des écrits de son ami Guillaume de Saint-Thierry19D’Anvers H., Les Poèmes, op. cit., p. 32, note 25, cf. aussi Les Lettres, p. 177. qui nourrissent les mystiques du Moyen Âge et bien au-delà.

Ses quatorze visions suivent une progression parallèle à celle de ce texte. Elles sont précédées de douleurs térébrantes20D’Anvers H., Les Visions, op. cit., p. 51., souvent déclenchées par la communion21Ibid., p. 13 & 33. ou les mots d’amour22Ibid., p. 62. d’un cantique, puis elle se sent « ravie hors d’elle23Ibid., p. 77.». Elle y décrit des tableaux extraordinaires où l’on reconnaît les symboles de L’Apocalypse de Saint Jean. Cependant, ils laissent une place au moins égale à des dialogues d’amour entre « ma Bien-Aimée » et « mon Bien-Aimé24Ibid., p. 29.».

Aussi, si pour Lacan l’Autre satisfaction est obtenue par le moyen de la parole, il convient de souligner que ce sont précisément des paroles d’amour qui permettent l’accès à cette extase infinie : « La jouissance m’engloutit et je tombai dans l’abîme sans fond. Je sortis hors de mon esprit pour cette heure, dont on ne peut jamais parler25Ibid., p. 94.».


  • 1
    Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 70.
  • 2
    Ibid., p. 11.
  • 3
    D’Anvers H., Écrits mystiques des béguines, Paris, Seuil, 1954, p. 99. (désormais abrégé par Les Poèmes).
  • 4
    D’Anvers H., Les Lettres. Ed. du Sarmant, 2002, p. 123. (désormais abrégé par Les Lettres).
  • 5
    Ibid.
  • 6
    D’Anvers H., Les Poèmesop. cit., p. 84 & 122.
  • 7
    Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, op. cit., p. 77.
  • 8
    D’Anvers H., Les Visions, Ad Solem, 2000, p. 51.
  • 9
    Ibid., p. 14.
  • 10
    D’Anvers H., Les Lettres, op. cit., p. 116.
  • 11
    Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, op. cit., p. 71.
  • 12
    D’Anvers H., Les Poèmes, op. cit., p. 91.
  • 13
    D’Anvers H., Les Lettres, op. cit., p. 206.
  • 14
    Ibid., p. 171.
  • 15
    Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, op. cit., p. 56.
  • 16
    Ibid., p. 69.
  • 17
    D’Anvers H., Les Lettres, op. cit., p. 140, 147, 185 & 222.
  • 18
    Ibid., p. 155.
  • 19
    D’Anvers H., Les Poèmes, op. cit., p. 32, note 25, cf. aussi Les Lettres, p. 177.
  • 20
    D’Anvers H., Les Visions, op. cit., p. 51.
  • 21
    Ibid., p. 13 & 33.
  • 22
    Ibid., p. 62.
  • 23
    Ibid., p. 77.
  • 24
    Ibid., p. 29.
  • 25
    Ibid., p. 94.