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J49 - Femmes en psychanalyse, Sublimations

« Garbo laughs ! »

© Lily - Patty Carroll
07/11/2019
Daniela Fernandez

Ninotchka (1939) est le prénom d’une femme, le titre d’une comédie romantique et d’une satire politique, interprétée par une grande diva de Hollywood : Greta Garbo.

Le duo Lubitsch-Wilder nous fait entrer dans la prison dorée de l’amour du père, pour nous révéler un reste qui y échappe.

Si Jacques Lacan note que sur la jouissance féminine, « la femme ne souffle mot1Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 56.», il dit aussi que, lorsqu’elle l’éprouve, elle le sait2Ibid., p. 69.. Or, la trouvaille de Ninotchka est la mise en lumière de cet instant de plénitude, devenu par la suite une scène mythique du cinéma Hollywoodien.

Le film commence par l’arrivée à Paris de trois envoyés du gouvernement soviétique pour vendre les bijoux d’une duchesse tsariste. Ils descendent dans un hôtel de luxe et profitent des plaisirs mondains au point d’en oublier leur mission.

Mais l’Union Soviétique les surveille et le commissaire Razinin envoie un agent à Paris pour remettre dans le droit chemin le trio qui a cédé aux tentations capitalistes.

Lorsque les trois camarades vont chercher l’agent à la gare, ils le confondent d’abord avec un officier nazi. Mais la véritable surprise intervient quand ils découvrent que l’agent soviétique est en fait une femme.

Le court échange avec le porteur de valises nous dresse un premier portrait sobre et sévère de Ninotchka, dont la vie se consacre au Parti. Le porteur veut prendre ses valises. Elle lui rétorque que c’est une injustice sociale et non un travail, et lui arrache les valises des mains.

Deux rencontres successives ponctuent la transformation de Ninotchka. La première a lieu dans le hall du luxueux hôtel. De la vitrine d’une enseigne de haute couture, un ridicule chapeau de femme la regarde, au point de la faire s’arrêter. Notre héroïne incorruptible semble alors hypnotisée. Elle poursuivra néanmoins son chemin non sans exprimer son mépris : « Comment une civilisation qui autorise les femmes à porter sur leur tête de telles choses peut-elle survivre ? »

La deuxième rencontre sera celle de Léon, le Comte d’Algout. Le protagoniste masculin est un véritable playboy, qui incarne la corruption capitaliste. Le Comte l’invite à déjeuner mais elle ne prend aucun plaisir, ni aux mets savoureux ni aux vins français.

Dans un bistrot parisien empli d’ouvriers, nous voyons le comte échouer dans une mission impossible : faire rire Ninotchka. Malgré ses efforts, il n’obtiendra qu’un haha sec et glacial. Mais soudain, le comte se retourne, un pied de sa chaise cède et il se retrouve à terre.

C’est là, à la minute ’47, que l’imprévu surgit. Le gag le plus vieux du monde réalise ce qui semblait impossible : l’agent soviétique éclate de rire. Pour la première fois, Ninotchka rit, d’un rire franc, de tout son corps.  Elle rit, et tout son monde, même Lénine, se met à rire avec elle.

Cette scène mythique permettra de lancer Ninotchka avec le slogan : « Garbo laughs ! », qui attirera un public nombreux habitué au visage austère de l’actrice suédoise.

Ce fou rire de Ninotchka marque le point de discontinuité du récit. C’est la grande leçon du film : le caillou dans la chaussure du régime communiste, la faille dans le régime paternel, ne proviennent pas des multiples tentations du capitalisme mais bel et bien de l’instant de plénitude où le rire de Garbo, à mi-chemin entre le verbal et le corporel, exprime ce que le langage ne peut dire.

Mais pourquoi Ninotchka rit-elle ? Quelque chose se dérobe dans la scène, quelque chose qui ne tient pas du sens, mais qui concerne le corps. Le film illumine un petit coin du dark continent, sans en dévoiler totalement le mystère.

A partir de là, une transformation s’opère chez la protagoniste. Ninotchka tombe dans les bras du Comte. Elle commence à être distraite, elle se laisse aller au rire, elle parle trop, donne de l’argent à ses camarades bolchéviques et achète en cachette le chapeau ridicule.

Vêtue d’une robe de soirée et coiffée de sa nouvelle acquisition, elle se rend à un rendez-vous chez le Comte, durant lequel elle deviendra Autre à elle-même. Dans ce lieu où elle s’était déjà trouvée, elle avouera en souriant : « Je ne suis jamais venue chez vous. Celle qui est venue est une autre, sérieuse, préoccupée par le nord et le sud. Aujourd’hui, vous allez être surpris. »

Si notre communiste modèle succombe aux tentations capitalistes, le véritable faux pas se trouve ailleurs : Ninotchka produit son premier rêve. Dans sa chambre d’hôtel, ivre d’amour et de champagne français, elle prononce un discours de propagande communiste face à une assemblée invisible, jusqu’à tomber de fatigue. Le Comte l’emmène jusqu’à son lit, elle s’endort et elle rêve. Son rêve montre le sérieux Lénine de la photo qu’elle a rapportée d’URSS et qui ne la quitte jamais, qui se met soudain à sourire. « Little Father sourit ! », s’exclame-t-elle. Pendant son rêve, les bijoux de la duchesse sont volés. Au réveil, elle découvre que les discours idéologiques de la radio l’ennuient. Ninotchka veut écouter de la musique.

Le gouvernement russe la punit en la renvoyant dans son pays natal. Alors qu’elle subit les rigueurs du rationnement dans une maison collective, on la retrouvera avec ses trois camarades et le portrait de Lénine à nouveau sérieux. Pendant le dîner, elle reçoit une lettre de Léon. Le texte est censuré, ne figurent que le nom du destinataire et la signature. Face au désarroi de Ninotchka, l’un de ses camarades lui dit : « Ils ne peuvent pas censurer nos souvenirs. »

Quelque chose échappe au régime autoritaire. La lettre censurée parvient à destinataire et devient une déclaration d’amour et un acte politique.

Ninotchka se moque des idéaux bolchéviques et de l’hypocrisie capitaliste. Le film ne confond pas libération de la femme avec sa « libéralisation ». Ce n’est pas la tentation capitaliste qui ouvre une brèche dans le film mais le point de silence du féminin qui, dans la scène mythique, éclate de rire.

 


  • 1
    Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 56.
  • 2
    Ibid., p. 69.