Les Goncourt rapportent que Flaubert, évoquant ses souvenirs de jeune homme, leur raconta un jour de 1865 : « Ma vanité était telle, quand j’étais jeune, que lorsque j’allais au bordel avec mes amis, je prenais la plus laide et tenais à la baiser devant tout le monde, sans quitter mon cigare. Cela ne m’amusait pas du tout, mais c’était pour la galerie.1Goncourt (de) E. & J., Journal, Paris, Robert Laffont, t. I, 1989, p. 1162.» Cette version de la virilité du jeune Flaubert, pleine d’outrance et de forfanterie, est conforme à cet apprentissage de la sexualité masculine du début du xixe siècle, qui s’effectuait via la prostitution2Cf. Steinbert S., Une Histoire des sexualités, Paris, PUF, 2018..
En tout point opposé est celui que Flaubert imaginera pour Frédéric Moreau dans L’Éducation sentimentale. Le roman, en effet, se clôt par le célèbre épisode chez La Turque, un bordel où Frédéric, adolescent, se rend avec son ami Deslauriers. Armé d’un bouquet de fleurs, la vue de « tant de femmes à sa disposition » lui fait perdre ses moyen, et, son désarroi suscitant les rires, il préfère s’enfuir. Cette scène de débandade, dernière dans l’ordre du récit mais première dans le temps de l’histoire, condense le roman tout entier, roman de l’échec et du ratage de la rencontre sexuelle, mais aussi emblématique d’une virilité fragile et tourmentée, très éloignée des stéréotypes de genre de l’époque.
Car Frédéric est l’antithèse de l’amoureux conquérant, l’anti-Don Juan. Démesurément épris de Marie Arnoux, une mère de famille bourgeoise, vertueuse et sage, Frédéric passe tout le roman à être à sa recherche sans arriver à se déclarer et ne cesse d’éviter la concrétisation de cet amour. Si Frédéric jouit de l’être aimé, c’est par le regard. Depuis la toute première scène de rencontre sur le bateau, où il se met « plus loin3Flaubert G., L’Éducation sentimentale, éd. de P.-M. de Biasi, Paris, Le Livre de Poche, 2005.», pour mieux la contempler, il ne cesse de se décaler, de s’éloigner d’un possible face-à-face, pour mieux se confondre avec le silence d’un pur regard. Il préfère se taire et rares sont les moments où il prend la parole, le plus souvent sous forme gauche et empruntée. Il se délecte du corps-toujours-chaste-de-l’aimée, mais aussi des objets de Mme Arnoux : peigne, robe ou mouchoir, qui sont pour lui des prétextes à rêver à la vie intime de cette femme et à s’imaginer une vie à deux toujours repoussée.
Si Frédéric échoue dans le domaine amoureux, il échoue de la même façon dans le domaine politique. Contrairement à ses amis, Frédéric évite toute participation aux événements révolutionnaires et passe les journées d’insurrection de juin 1848 à se promener avec Rosanette dans la forêt de Fontainebleau. Dans le domaine artistique, là aussi, il se contente de velléités. Frédéric est bien l’homme de toutes les lâchetés.
Parce qu’il est un corps fragile, sensible, qui se laisse aller à pleurer, parce qu’il accorde beaucoup de prix à ses choix vestimentaires, parce que son amour est incompréhensible pour les autres hommes, à plusieurs reprises, Frédéric est affublé de qualificatifs féminins qui sonnent comme des insultes. Flaubert remarque : « les affections profondes ressemblent aux honnêtes femmes ; elles ont peur d’être découvertes, et passent dans la vie les yeux baissés4Ibid., p. 273.». Frédéric vit l’état amoureux comme une femme honnête : il respecte l’ordre bourgeois et s’interdit d’envisager la possibilité de l’adultère chez celle qu’il aime. Il aime penser à elle plus que lui faire l’amour. La transgression ne peut s’exercer que dans l’ordre imaginaire, sous forme de rêveries autoérotiques.
Dans ce roman, celui qui incarne la norme mâle, c’est Jacques Arnoux. C’est un bourgeois installé, à l’aise dans son siècle, qui vit comme marchand d’art. Il est l’homme des réalisations, dans l’ordre des affaires comme dans l’ordre érotique. Il y sait comment faire avec les femmes et abreuve Frédéric de conseils de séducteurs que celui-ci est incapable de suivre.
La masculinité de Frédéric est donc une masculinité subalterne : il n’est qu’un personnage toujours au second plan, qui peine à s’imposer et qui aime « comme une femme ».
Lorsqu’il parut en 1869, ce roman ne rencontra pas son public. Au contraire, depuis la seconde moitié du xxe siècle, il ne cesse d’être en tête des textes les plus admirés, notamment chez les lecteurs masculins. Flaubert a su écrire ce roman de l’avenir, nécessaire pour éclairer une subjectivité masculine s’émancipant du patriarcat, qui a toujours à gagner à savoir ce qu’aimer engendre de pertes.