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J53 , Orientation

Fonction poétique de l’interprétation

10/11/2023
Marie-Hélène Roch

D’où ? Cela procède-t-il de la voix ou de la voie logique ? Du mouvement propre au corps parlant ? D’où procède l’effet ? De la phonè, du ton, de la modulation ou bien de l’attaque, du suspens de la métaphore ? De l’instant de voir ? Du trouble créé par la lettre dans la langue ? D’une répartie prenant son départ d’une équivoque ? De l’évènement de corps ? Ce que Lacan nous apprend, c’est qu’il ne suffit pas que le Un incarné (la présence d’un corps) prenne forme de lettre dans la langue, il faut qu’il implique le corps vivant, donc jouissant, de celui qui parle.

La poétique de l’interprétation commence dès « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » où la résonance sémantique s’évoque dans la métaphore signifiante où le signifiant, pour Lacan, c’est déjà du son1Cf. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 289-322.. Elle insiste dans « L’instance de la lettre et de l’inconscient ou la raison depuis Freud »2Lacan J., « L’instance de la lettre et de l’inconscient ou la raison depuis Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 493-528. et se précise dans « Lituraterre ». Cet écrit de Lacan venant répondre à la question de savoir comment la lettre se précipite dans la langue ? Là il s’agit de r.é.s.o.n3Cf. Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 11-20.. Enfin dans « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », Séminaire de 1976-1977, la poétique prend ses ailes dans la résonance asémantique pour qui sait « faire sonner autre chose que le sens4Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 19 avril 1977, Ornicar ?, n17-18, printemps 1979, p. 15. ». Le poète est convoqué : « Comment le poète peut-il réaliser ce tour de force, de faire qu’un sens soit absent ? En le remplaçant, ce sens absent, par la signification […] vide5Ibid., leçon du 15 mars 1977, p. 11. ».

Faire sonner autre chose que le sens : à suivre Lacan, dans son Séminaire, il n’y a pas de plus belles leçons. Que le vide soit révélé au sein du raisonnement par le silence de l’interprète ou masqué par le boucan de sa vocifération. Dans tous les cas, dégager l’Autre de sa surdité. Tantôt Lacan vocifère, il est comme étranger à sa voix, quelque chose lui résiste ; tantôt il soupire, dans la difficile tâche de faire entendre justement ; tantôt c’est un murmure, nous sommes sourds ; tantôt la voix est rauque, digne des sons continus du shofar. C’est le mugissement du bélier, son souffle, il laisse affleurer la part totémique de la parole, une manière d’en désigner la loi et l’impératif, c’est-à-dire l’effet de suggestion de son discours, de tout discours. Chacun a charge de s’en déprendre. Et puis il y a l’audace de longs, longs, longs silences. Lacan se met en retrait, s’efface, séparé, détaché, absorbé, dans une intensité, concentré, il se fait absence ! Là nous approchons d’une poétique du dire qui s’accorde avec « le culot d’inventer le réel6Miller J.-A., « Pièces détachées », La Cause freudienne, no 61, novembre 2005, p. 145. » en notre présence, comme dit si bien Jacques-Alain Miller ; il l’invente le réel en sortant de son discours pour se placer hors champ, en dehors. Pas un bruit, le public est au diapason de Lacan. L’effet de ce long silence sur l’auditoire est imperceptible, comme l’est le battement d’aile d’un oiseau de l’esthétique japonaise. Ce qui s’entend du silence, c’est son impact sur la pensée de Lacan qui trouve à s’orienter du nouveau, on assiste à une avancée. On saisit ce qui a lieu du silence, un effet d’écriture. La parole affine au dire est en soi un événement lacanien. Alors quoi ! Et la présence ? Qu’est-ce que la présence physique de Lacan y ajouterait ? Nul doute, de la représentation et ce n’est pas qu’artifice !

Allons voir du côté de la représentation, en visionnant le DVD de sa conférence prononcée à Louvain en 1972, un film de Françoise Wolff7Wolff F., Jacques Lacan parle, film, RTBF, 1972., le texte de cette conférence est publié dans La Cause du désir no 968Lacan J., « Conférence de Louvain », texte établi par J.-A. Miller, La Cause du désir, no 96, juin 2017, p. 7-30.. C ’est un événement que de voir Lacan et c’est une grande leçon, de présence encore. D’abord il y a son entrée, on découvre avec lui le public composé d’étudiants. Rien n’indique qu’il y ait un transfert à l’orateur, à Lacan. Le temps qu’il prend, l’attention qu’il accorde à la salle et à chacun en particulier en faisant pivoter son corps de manière à voir être vu de tous et de chacun d’entre eux, indique une mise en place, une mise en situation : le transfert ne va pas de soi ! Il faut l’installer et pour cela aller à la rencontre, y mettre du sien en se servant, eh bien, de ce qui le caractérise : la courtoisie, le tact, l’attention, la curiosité amusée, une certaine gaité et une adresse ouverte ; tout un aménagement, mais pour quelles fins ? Il l’annonce : « je vais entrer dans la difficile tâche de vous faire entendre ce soir […] quelque chose ». Pour que les mots portent et trouvent un écho dans l’un de ces corps assemblés, faut-il encore, les mettre en disposition, accommoder le phrasé à leur écoute, les mettre à niveau d’entendre ce quelque chose de ce qu’il engage devant eux, c’est l’unique préoccupation de Lacan, et c’est par conséquent l’unique préoccupation de l’analyste dans sa fonction. Pour l’orateur, ça passe aussi par la technique. Lacan a besoin de vérifier que le micro marche : « On entend ? On n’entend pas […] ! Et comme ça, m’entend-t-on ? Ça va ? » Le micro étant sous la cravate, il conclut avec esprit : « Alors, la cravate, donc, était un obstacle ! » Rire de la salle, c’est gagné, mais en partie seulement. Car il y aurait beaucoup à dire sur « l’obstacle » à pouvoir se faire entendre, c’est-à-dire atteindre, toucher un autre corps dans sa jouissance autistique. Quelle leçon ! Se mettre en disposition, en disponibilité pour accommoder les corps à sa voix, établir un niveau d’intensité, c’est ce que nous a enseigné la lecture de son Séminaire édité par J.-A. Miller, la présence de Lacan s’y manifeste, son ombre y est portée. Il faut croire que le corps parlant n’est pas le seul corps de la seule représentation, qui lui, fait usage du corps de l’inconscient hystérisé.

Observons maintenant l’événement du type happening, à visée révolutionnaire situationniste. Ce moment où un étudiant monte sur la scène, interrompt Lacan jusqu’à verser une carafe d’eau sur ses notes, avec des projections sur son habit. Lacan fait face à l’étudiant et lui parle en se mettant à son niveau, au niveau de ce qui est en jeu pour lui : la promesse en une révolution à venir. Aux tous révolutionnaires, Lacan lui oppose l’un tout seul, s’adressant à lui, en personne, sérieusement et avec douceur, car le jeune homme a des gestes brusques. Quand on clame le pour tous à la révolution, son revers totalitaire n’est jamais bien loin. La défaite s’en trouve déposée dans le long soupir de désolation de Lacan pour qui aurait encore l’espoir en elle. Pas assez désespéré ! On se raconte des salades sur le passé et l’avenir. Le ton est sombre, soudain las et désolé, c’est dit ! À bon entendeur.

Ce soupir pour faire entendre, ce que la voix comporte d’appel obscur.

Un peu plus tard, tenant le fil du discours qu’il improvise, on sursaute : c’est le hurlement, la fureur, la rage : « La mort est du domaine de la foi. Vous avez bien raison de croire que vous allez mourir, bien sûr – ça vous soutient. Si vous n’y croyiez pas, est-ce que vous pourriez supporter la vie que vous avez ? ». Pas un bruit, pas un murmure, pas le moindre gloussement. Sidération. À ce niveau, pas de représentation, pas d’artifice, pas d’abri, mais un affect du corps. Personne ne sait trop bien ce qui arrive à chacun et chacun aura à le lire pour son compte. Lacan montre qu’il n’échappe pas lui-même au pouvoir de la lettre de son enseignement auquel il a rivé son sort hors du commun. La voix se sépare, c’est bien ce qui inquiète dans un enregistrement. La voix s’y révèle comme un reste sur bande magnétique, un déchet.

Letter/litter. « Lituraterre » prend son départ d’une équivoque. La lettre comme le dépôt de la voix se fait déchet de signifié, désormais bande sonore.

Ecoutons Lacan dans sa « Lituraterre » comme ce qui en tombe de sa voix. Cette fois-ci, il n’improvise pas : il l’a écrit, il le prononce à haute voix. Il en ponctue la lecture. Le grain de sa voix est étrangement voilé. Cela n’empêche pas la tonalité railleuse, cassante tandis qu’il se dit avoir l’humeur joyeuse. Où trouve-t-il, cette joie ? Elle se manifeste quand il prend appui sur les néologismes qu’il invente. Ce qui a pour effet majeur, le rire. La salle rit en des endroits précis ; chaque fois qu’il fait sonner une équivoque dans un jeu d’écriture. L’humeur joyeuse se loge dans ces équivoques qui sont la nervure exacte du gai savoir.

La lettre fait des péripéties et se déplace dans le Séminaire, de « La lettre volée » à « Lituraterre ». Cette lettre joue à cache-cache, se déguise, on sait qu’elle est quelque part et qu’elle a comme seul message d’affecter celui qui la détient. J.-A. Miller, quand il présente Le Sinthome, qu’il a édité, dit bien qu’il se laisse posséder9Cf. Miller J.-A., « Pièces détachées », La Cause freudienne, no 61, op. cit., p. 131.. Cependant, « La lettre volée », on sait qu’elle s’est cachée et qu’elle peut se révéler. Là où c’est plus fort, c’est quand la lettre, on ne sait pas qu’on l’a. « L’interprétation joue là où il n’y a pas de trou10Miller J.-A., « Pièces détachées », La Cause freudienne, no 63, juin 2006, p. 133. ». La jouissance est illisible.

L’acte consiste à se faire agent de litter, du résidu tant de la voix que du regard, d’une pure nocivité. Dans une poétique de l’interprétation, l’analyste la prend sur lui.

  • 1
    Cf. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 289-322.
  • 2
    Lacan J., « L’instance de la lettre et de l’inconscient ou la raison depuis Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 493-528.
  • 3
    Cf. Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 11-20.
  • 4
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 19 avril 1977, Ornicar ?, n17-18, printemps 1979, p. 15.
  • 5
    Ibid., leçon du 15 mars 1977, p. 11.
  • 6
    Miller J.-A., « Pièces détachées », La Cause freudienne, no 61, novembre 2005, p. 145.
  • 7
    Wolff F., Jacques Lacan parle, film, RTBF, 1972.
  • 8
    Lacan J., « Conférence de Louvain », texte établi par J.-A. Miller, La Cause du désir, no 96, juin 2017, p. 7-30.
  • 9
    Cf. Miller J.-A., « Pièces détachées », La Cause freudienne, no 61, op. cit., p. 131.
  • 10
    Miller J.-A., « Pièces détachées », La Cause freudienne, no 63, juin 2006, p. 133.