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J51 - La norme mâle, Sublimations

Fils et père, un miroir mortel !

© D'après J. Fournier.
08/11/2021
Marie-Agnès Macaire-Ochoa

Des pères du patriarcat, les fils fustigeaient facilement les travers, leur autorité plus capricieuse qu’authentique, leurs excès, leurs colères, leur violence parfois, leur désintérêt, ou encore leur forçage vers un destin qui se profilait comme inéluctable.

La Lettre au père, de Franz Kafka, si souvent lue et commentée, nous emporte bien au-delà par la force des mots jetés par ce père, impactant le fils corps et âme. Cent pages pour dire et écrire un père écrasant, gigantesque : « Je m’imagine parfois la carte du monde déroulée devant moi, et toi étendu en travers1Kafka F., Lettre au père, Vitalis, 2007, p. 73.». Ce père, qui a tué le désir du fils, a tué non seulement sa possibilité de devenir un homme, mais presque aussi celle d’être humain. Son « sentiment de nullité2Ibid., p. 16.» ne le quittera plus jamais. Kafka ne cesse de se comparer à son père dans une sorte de miroir où se reflète une image inversée : le père, « l’homme fait » et le fils, « l’enfant tardif dans son évolution3Ibid., p. 14.». « Moi maigre, chétif, fluet, toi fort, grand et large d’épaules.4Ibid., p. 17.» « Toi, un vrai Kafka par la force, la santé, l’appétit, la puissance vocale, le don d’élocution, le contentement de soi-même, le sentiment d’être supérieur au monde, la ténacité, la présence d’esprit, la connaissance humaine, une certaine générosité5Ibid., p. 12.».

Insultes, injustices, injonctions, ironie, rire méchant, cris, tyrannie, tout cet arsenal du père suscite chez le fils l’accablement. Maître et esclave face à face dans ce miroir infernal. L’humiliation constante, l’incapacité soit d’obéir, soit de défier ce père, de se rebeller, provoquaient honte et culpabilité que Kafka ne cessera d’évoquer, de démontrer, de justifier parfois. Honte et culpabilité sans limite, pas même celle de la mort, ce qu’il écrit ainsi, prenant appui sur l’un de ses précédents ouvrages : « Il craint que la honte ne lui survive.6Ibid., p. 49.»

Tout ce à quoi le fils s’intéressait se trouvait tôt ou tard marqué par la malédiction et la déréliction paternelle. Le père éprouvait une aversion pour le travail d’écrivain dans lequel Kafka s’avançait, sa survie pour échapper à la mort subjective qui le guettait. C’est en effet avec l’écriture qu’il essaie de gagner un « fragment d’indépendance […] encore que ce fut un peu à la manière du ver qui, l’arrière écrasé par un pied, s’aide du devant de son corps pour se dégager et se traîner à l’écart. J’étais pour ainsi dire hors d’atteinte, je pouvais respirer.7Ibid., p. 57.» On retrouve dans cette phrase la teneur du récit de La Métamorphose – texte écrit quatre ans avant la Lettre – quand, se sentant devenir cancrelat, Gregor s’extirpe de la gangue qui l’étouffe et le paralyse.

Kafka eut plusieurs fois le désir de se marier, désir toujours avorté en raison de son lien étroit avec une peur incoercible. Lors d’un de ses séjours dans un sanatorium où il tentait de soigner sa tuberculose, il rencontra une jeune fille, Julie Wohryzeck. Ils se fiancèrent. Quand son père apprit le projet de mariage, il n’eut que mépris, insulta son fils, lui proposa d’aller au bordel plutôt que d’épouser, dira-t-il, la première venue.

Cette Lettre déchirante témoigne de la terreur qui habitait ce fils, bien au-delà de la peur : « un tremblement permanent du fond de l’être », écrira J.- A. Miller. « Mais la terreur dont il s’agit n’est pas l’effet de l’énoncé, elle est d’avant. Elle est même d’avant la vie, et d’après aussi bien, tout comme la honte ou la culpabilité quand elles sont kafkaïennes. “On se trouvait en quelque sorte déjà puni, dit Franz, avant de savoir qu’on avait fait quelque chose de mal”.8Miller J.-A., « Kafka père et fils », Le Neveu de Lacan, Paris, Verdier, 2003, p. 301.»

Cependant, le fils n’était pas totalement aveuglé par le père. Il savait la fragilité que recouvraient les abus paternels, les parades viriles, ainsi que tous les semblants de la soi-disant virilité. Il évoque alors leur « détresse commune ». À l’âge où il écrit cette lettre, « le sentiment de culpabilité, autrefois exclusif, a partiellement cédé la place à la conscience de notre détresse commune9Kafka F., Lettre au père, op. cit., p. 25.». Bien sûr, le dressage auquel le père soumettait son fils ne pouvait en faire un homme, d’autant plus qu’il s’accompagnait d’un ravalement permanent. Mais ce père, était-il complètement sans savoir ses faiblesses et ses propres défaillances ? Animé par une volonté féroce de fabriquer un fils à son image, il l’écrasait de la haine qui l’habitait, haine de l’altérité en lui, jouissance méconnue. Le fils, habillé de cette altérité haïe, s’est recouvert de sa honte !

J.-A. Miller souligne l’infini de la honte que le fils tente d’écrire dans cette lettre qui n’arrivera pas à destination, car ce n’est pas son but. Cette honte lui survivra. Heureusement, Kafka, l’écrivain, l’auteur s’est tourné vers la littérature pour s’en faire un « Nom-du-Père10Miller J.-A., « Kafka père et fils », op. cit., p. 303.» avec lequel il sera parvenu à se faire un nom.

 


  • 1
    Kafka F., Lettre au père, Vitalis, 2007, p. 73.
  • 2
    Ibid., p. 16.
  • 3
    Ibid., p. 14.
  • 4
    Ibid., p. 17.
  • 5
    Ibid., p. 12.
  • 6
    Ibid., p. 49.
  • 7
    Ibid., p. 57.
  • 8
    Miller J.-A., « Kafka père et fils », Le Neveu de Lacan, Paris, Verdier, 2003, p. 301.
  • 9
    Kafka F., Lettre au père, op. cit., p. 25.
  • 10
    Miller J.-A., « Kafka père et fils », op. cit., p. 303.