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J45 - Faire couple, Une lecture du discours courant

« Faire couple » avec le juge

Entretien avec Anita Benedicto

© J. Fournier. Photo P. Metz.
08/11/2015
B. Perrault et G. Roy

Anita Benedicto a exercé comme magistrat toute sa vie et a occupé diverses fonctions, parmi lesquelles celles de substitut du procureur de la république, de juge des enfants, juge d’application des peines et juge des affaires familiales pendant plus de trente ans. Elle est actuellement juge de proximité et psychologue clinicienne orientée par la psychanalyse. Elle s’entretient avec Bertrand Perrault et Guillaume Roy.

J45 : Juge et psychologue, drôle de couple !

Anita Benedicto : Je suis Juge de proximité et installée comme psychologue. Je suis, je crois, unique en France ! Parce qu’en fait, magistrat et psychologue, ce n’est pas possible tant au niveau du statut que sur le plan matériel, c’est impensable. Mais après avoir exercé les fonctions de substitut, puis pendant sept ans les fonctions de juge des enfants et celles de juge d’application des peines pendant treize ans, j’ai arrêté la magistrature comme telle et je me suis d’abord installée comme psychologue clinicienne (après un long parcours psychanalytique), à la suite de mes études universitaires de psychologie. Ce n’est qu’ensuite que j’ai demandé à être juge de proximité, c’est à dire que désormais je ne fais plus, à ma demande, que juger au pénal, lors d’audiences correctionnelles.

Je voudrais vous dire un mot de mon parcours. Je viens d’une famille où les études n’étaient pas valorisées. Mais très tôt, je voulais être Juge des enfants. À quatorze ans en effet, j’étais tombé sur l’ouvrage Introduction à la psychanalyse, de Freud, que j’avais lu comme une révélation. Mais j’ai dû commencer à travailler tôt, à l’âge de seize ans et demi, comme secrétaire, d’abord dans des entreprises, puis à la faculté de Lettres. Et je me suis dit : « Le droit, peut-être que ça m’aidera à faire quelque chose, au pire passer des concours administratifs. » J’avais juste gardé du lycée une bonne image de moi, parce que j’étais bonne élève.

J45 : Donc quand vous étiez en poste de secrétaire, vous avez commencé des études de droit.

A. B. : Je faisais tout en parallèle : quarante heures de travail et les études de droit. J’ai passé l’examen spécial d’entrée en fac que j’ai préparé par correspondance. Puis j’ai réalisé les études de droit via les cours du soir et les polycopiés, jusqu’au DESS avant de présenter le concours de l’école de la magistrature.

J45 : Déjà à ce moment-là vous aviez deux…

A. B. : … toujours deux ! Toujours deux ! J’ai toujours rêvé de n’exercer qu’une fonction à temps plein, de ne me donner qu’à ça, et en fait je n’ai pas pu. Ma vie a été telle que j’ai dû exercer les deux jobs à la fois, tout le temps. Donc, j’ai eu surtout une vie de labeur… parce qu’on ne peut pas faire autrement.

J45 : Finalement, ça vous convient quand même ?

A. B. : Ah, ça me convient beaucoup ! C’est un choix, c’est un vrai désir que je conduis et maintiens. Je le sais, mes vingt ans d’analyse m’ont permis de vérifier que c’est là que je voulais être et pas ailleurs, et puis bon, j’ai eu le concours de la magistrature du premier coup, je suis allée très vite… J’étais secrétaire à la fac depuis neuf ans et un jour, j’ai dit dans mon service : « Vous savez, je pars à l’école de la magistrature. » Ils m’ont regardée, ils ont cru que je délirais un peu, là, j’ai dit : « Ben oui. – Mais comment ? Vous avez fait vos études, vous ? parce qu’ils me voyaient toujours au boulot et qu’ils ne comprenaient pas. J’ai dit que j’allais voir un peu la fac d’en face (nous étions à Talence et la fac de Droit est exactement en face de la fac de Lettres, nous la voyions depuis la fenêtre de mon bureau…) et je suis donc devenue magistrate. »

J45 : Est-ce que votre parcours analytique a modifié votre pratique de magistrat ?

A.B. : Ah oui ! Ne serait-ce que pour la compréhension des choses et des personnes. Mes collègues me l’ont dit. Quand ils ont vu que je revenais juger avec eux comme juge de proximité, ils m’ont fait un accueil vraiment chouette, ils ont dit « Ah ! Génial ! les délibérés avec toi… on ne s’ennuie pas, c’est riche et on discute. » Quand j’étais juge des enfants et juge d’application des peines, ils me disaient déjà que j’avais une façon particulière d’interroger, de m’intéresser au sujet, même de cette place institutionnelle. Très tôt, j’ai ressenti comme une nécessité absolue d’inventer une forme de « bien dire » dans la justice.

D’ailleurs je dois reconnaître que, même à cette place délicate, devant un public, quand vous demandez à quelqu’un « Qu’est-ce qui vous est arrivé ? » et qu’il vous explique, et que vous l’amenez à préciser son parcours ou son délit par un « mais je ne comprends pas, expliquez-moi… », petit à petit les gens parlent d’eux. Étonnamment, même de cette place-là, si on sollicite et qu’on suscite une expression, une parole vraie, ils vont la trouver.

J45 : Peut-être d’autant plus que dans la mise en scène classique de la justice, ils y sont plutôt mis, au départ, en position d’objet.

A.B. : C’est ça, le problème est là. Donc quelque chose va discrètement se subjectiver, d’ores-et-déjà, y compris dans cette place-là, au sein même de l’institution judiciaire  et même si on sait y faire, à l’audience correctionnelle ! Évidemment ne parlons pas des situations de tête à tête, encore plus favorable à la subjectivation, lorsqu’un condamné vient par exemple devant le juge d’application des peines qui va lui expliquer le déroulement de sa condamnation, et dès lors, ce premier entretien est essentiel, parce qu’à partir de là, comme JAP, je vais leur présenter l’éducateur qui va les suivre (quand il s’agit par exemple d’une condamnation à un travail d’intérêt général ou à un sursis avec mise à l’épreuve, il s’agit d’un suivi en milieu ouvert… ) à l’inverse, s’ils sont condamnés à une peine de prison ferme, on va considérer si des aménagements de peine vont être possibles (par exemple le bracelet électronique ou la semi-liberté s’ils bossent). Va être interrogé avec eux la survenance du passage à acte, à quel moment est intervenu ce délit dans leur parcours, pourquoi ils pensent qu’ils l’ont commis, que se passait-il de particulier à ce moment-là dans leur vie…

J45 : Pourriez-vous nous dire un mot des retrouvailles récentes avec un homme, Patrick Bourdet, aujourd’hui PDG d’Areva Med, que vous avez placé dans une famille d’accueil quand il avait l’âge de 16 ans ?

A. B. : C’est une histoire étonnante. Patrick Bourdet a écrit un livre, Rien n’est joué d’avance (Fayard, 2014), où il retrace son parcours (il est entré chez Areva comme homme d’entretien, pour passer l’aspirateur). Un jour paraît une interview de lui dans le journal Sud-Ouest, vers la mi-novembre 2014, et ce matin-là, j’ai eu vingt messages ! Je me suis dit : « Il se passe quelque chose… » Le premier sms, c’était ma fille qui me disait « Maman, tu es recherchée, mais ne t’inquiète pas c’est pour la bonne cause ! » Dans cette interview, Patrick Bourdet parle de toutes les mains qui lui ont été tendues et le déclenchement, ça a été moi. Il écrit dans son livre, et c’est retranscrit sous cette forme dans cet entretien : « Je suis devenu PDG après avoir été confié à mon entraîneur de foot, par la grâce d’une juge de paix intérieure. Elle était au tribunal pour enfants de Bordeaux, s’appelait Anita. Je lui dois tout, hélas je n’ai pas encore réussi à retrouver sa trace. »

Des amies à moi ont appelé le journaliste parce que lui, on ne savait pas comment le joindre. Il était à Washington en plus… Moi je n’ai pas bronché, tout le monde a tout fait pour moi cette fois-là. Il m’a téléphoné dix jour après et il m’a dit : « Je suis Patrick Bourdet, est-ce que vous êtes Anita Benedicto ? – oui. » Je savais qui c’était parce que j’avais lu l’article dix jours avant. Et là on a parlé une heure, on a fini en pleurant tous les deux ! Et depuis, on ne se quitte plus ! Je suis allée à Paris récemment et je l’ai rencontré, mais surtout, en avril 2015, une rencontre entre cet homme et sa juge des enfants à été organisée, trente ans après, à la librairie Mollat à Bordeaux (il y avait plus de 120 personnes et le débat fut passionnant et émouvant). Il va venir bientôt à La Teste pour deux jours de chasse à la palombe avec son frère et on va se voir.

Notre rencontre initiale au tribunal pour enfants s’est prolongée trente ans après. Je ne sais pas comment le dire, parce que nous-mêmes on n’en revient pas, on n’arrête pas de s’écrire et de se dire : « Mais qu’elle est belle notre histoire ! Je l’aime, je l’adore ! »

J45 : Quelle histoire !

A.B. : Quand je lui ai demandé ce que je lui avais dit la première fois, il a essayé de me redire : « Ce qui m’a plu, c’est que vous m’avez donné une option. » J’avais travaillé en amont et je m’étais demandé : « Mais qu’est-ce qu’il aime, ce gamin ? » L’éducateur  m’avait dit : « Le foot. Mais avec ça, il roupille ailleurs, dans les bateaux ou sur les bancs, sa mère est alcoolique, il vit dans une cabane de chasse, il y a des coups de fusil dans la cabane, ils vont en tuer un… Il y a trois gamins !!! » Je dis : « Il aime le foot ? Est-ce qu’il a un entraîneur ? » « Oui, il a énormément d’admiration pour son entraîneur. » « Bon, attrapez l’entraîneur et demandez-lui s’il pourrait le prendre pendant un an. »

L’entraîneur et sa famille étaient d’accord, et j’ai dit à Patrick Bourdet adolescent : « Vous avez une option : soit je vous trouve un foyer de jeunes travailleurs convenable pour que vous prépariez votre CAP de mécanicien – parce qu’il adorait les bagnoles –, soit on peut vous confier à votre entraîneur de foot en tant que famille d’accueil provisoire, cette année, votre entraîneur accepte de vous prendre si vous le souhaitez. » Je ne m’en souviens pas bien, j’ai reconstruit cet échange parce que tout le monde m’en parle, l’éducateur qui s’est occupé de Patrick, Patrick lui même, etc. – ils m’ont même dit comment j’étais habillée ce jour-là… Bref, je crois que c’est un souvenir reconstruit. Et Patrick m’a dit : « Quand vous m’avez dit ça, j’ai senti une jubilation intérieure. » Et il m’a répondu qu’il voulait aller dans la famille. Il m’a dit : « Je n’oublierai jamais ce que vous m’avez dit mais vous savez, le ressort de votre désir m’a porté toute ma vie. »

Dès la première fois au téléphone, il m’a dit : « Vous êtes précieuse, prenez soin de vous. » Patrick, c’est comme, je ne sais pas quoi… un fils, un neveu… un petit frère, un ami, un peu tout cela… Maintenant on est des amis mais il y a tout ça, cette prise en compte de comment cette histoire est née et s’est développée. Mais c’est une histoire de désir, je me suis dit : « Oui, le désir, c’est quelque chose qui se transmet. »