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J47 - Apprendre : désir ou dressage, Sublimations

Ernesto, l’enfant au livre troué

© J. Fournier.
21/11/2017
Dominique Corpelet

Comme souvent chez Marguerite Duras, une œuvre donne lieu à une autre, puis une autre. Navigant de genre en genre, l’auteure use jusqu’à la trame les idées et les personnages, pour peut-être en extraire le sel ultime. Ainsi en va-t-il de cet enfant, Ernesto, qui à son tour entre dans la ronde durassienne. Il naît à la faveur d’un album de jeunesse, Ah ! Ernesto (1971), lequel deviendra un film, Les enfants (1985), lequel film passera à son tour à l’écrit, La pluie d’été (1990). Duras y explore le trou du savoir ainsi que le savoir qui vient habiller le trou.

C’est la rencontre entre un enfant et un livre brûlé retrouvé dans le sous-sol d’une maison : « C’était un livre très épais recouvert de cuir noir dont une partie avait été brûlée de part et d’autre de l’épaisseur […] Le trou de la brûlure était parfaitement rond. Autour de lui le livre était resté comme avant d’être brûlé et on aurait dû arriver à lire cette partie des pages qui l’entourait.1Duras M., La pluie d’été, Paris, Gallimard, 1990, p. 13.»

Le livre aurait pu rester là, parmi les gravats, tel un rebut destiné à être perdu. Les frères le retrouvent et le montrent à Ernesto qui reste d’abord perplexe : « Il était resté des après-midi entiers dans l’appentis, enfermé avec le livre brûlé.2Ibid., p. 13.» Lui qui ne sait pas lire et qui n’a jamais été à l’école, le voilà au travail de trouver le sens qui reste. Seul, l’enfant déchiffre et sort du silence. Il donne à chaque « dessin de mot » un sens, jusqu’à reconstituer chaque phrase. Ainsi, sans même savoir lire, il réussit à lire ce qu’il reste de cette écriture entamée et accède au geste de lire : « Ainsi avait-il compris que la lecture c’était une espèce de déroulement continu dans son propre corps d’une histoire par soi inventée.3Ibid., p. 16.»

Cette découverte conduit Ernesto à s’adresser aux autres pour savoir : le fils d’un voisin, puis l’instituteur, son père enfin, qui se défile. Mais Ernesto n’est pas du genre à se débarrasser des problèmes, et pour la première fois de sa vie il consent à aller à l’école, pour y apprendre à lire.

Sa scolarisation sera brève, six jours, le temps de voir, car, après avoir sagement écouté l’instituteur, il conclut : « je retournerai pas à l’école parce que à l’école on m’apprend des choses que je sais pas4Ibid., p. 22.». Ne s’agit-il pas plutôt qu’on lui enseigne des choses qui ne touchent pas au réel dont il a affaire?

Mais ce n’est pas parce qu’il quitte l’école qu’il en a fini avec le savoir. Seul, il se met à explorer l’étendue du savoir. Il se retrouve devant « la création de l’univers5Ibid., p. 36.». Dieu l’intéresse. Il devient un érudit, un phénomène pour le pays. Les journalistes se l’arrachent. Il devient celui qui théorise ce qu’est la connaissance : « Un vent qu’on ne peut pas attraper, qui ne s’arrête pas, un vent de mots, de poussière, on ne peut pas le représenter, ni l’écrire, ni le dessiner6Ibid., p. 56.». C’est une jolie appréhension du réel.

Que nous enseigne Ernesto ? D’abord, qu’un sujet doit y mettre du sien pour apprendre. Ensuite, que le savoir produit est toujours in fine intime. Qu’il se constitue à partir d’un trou, le trou dans l’Autre, et qu’il n’a nulle finitude. Ici, ce qui manque au texte du livre pour que le savoir se totalise, c’est le réel, impossible à dire, autour de quoi les mots brodent un sens. Le savoir vient répondre au trou et l’entoure. Ernesto tisse un savoir autour du trou du livre, un savoir qui l’introduit ensuite au désir d’apprendre.

Au fait, de quoi parle le livre? D’un « roi qui avait régné dans un pays loin de la France, étranger lui aussi7Ibid., p. 16.». Écho à l’étrangeté de la mère, venue elle aussi d’un pays lointain et dont la langue garde les traces étranges et discrètes : « Il lui reste de son passé des consonances irrémédiables, des mots qu’elle paraît dérouler, très doux, des sortes de chants qui humectent l’intérieur de la voix, et qui font que les mots sortent de son corps sans qu’elle s’en aperçoive quelquefois, comme si elle avait été visitée par le souvenir d’une langue abandonnée.8Ibid., p. 27.» N’est-ce pas un savoir sur lalangue maternelle qu’Ernesto construit ?

 


  • 1
    Duras M., La pluie d’été, Paris, Gallimard, 1990, p. 13.
  • 2
    Ibid., p. 13.
  • 3
    Ibid., p. 16.
  • 4
    Ibid., p. 22.
  • 5
    Ibid., p. 36.
  • 6
    Ibid., p. 56.
  • 7
    Ibid., p. 16.
  • 8
    Ibid., p. 27.