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J45 - Faire couple, Sublimations

Entre l’Homme et la femme, l’a-mur

© J. Fournier. Photo P. Metz.
08/11/2015
Gaëlle Lucas

Le Mépris, de Godard (1963), s’ouvre sur une phrase d’André Bazin : « Le cinéma substitue à nos regards un monde qui s’accorde à nos désirs. » Comme-ci, à l’instar du fantasme, on nous proposait là quelque chose d’une diapositive, point d’où observer ce qui d’une problématique de désir s’y articule.

Dès les premières minutes, le malentendu est patent. Dans l’intimité d’une chambre encore tamisée de l’instant qui la précède, on découvre Camille – étendue-là, nue – sous les yeux de Paul. Elle lui décline son corps comme pour lui adresser une demande d’amour qui pourrait ne jamais tarir, ne semblant pas trouver « point de capiton » dans les réponses de Paul. De s’en tenir au strict plan de la demande, il parait chaque fois tomber « à côté », demeurant au seuil et n’entendant pas au-delà.

C’est à l’occasion de l’entrée en scène d’un autre homme, Jeremy Prokosch, que la méprise va s’exacerber. Tel le catalyseur d’une logique déjà en marche. Prokosch – homme odieux qui témoigne d’un intérêt particulier à l’endroit de la femme de Paul – dispose de l’argent qui va permettre à ce dernier de payer l’appartement où il vient d’établir son couple. Prokosch devient alors le garant de quelque chose pour Paul qui se résigne à se plier sous sa coupe.

Paul, désireux de combler sa femme, répond à la présumée demande de cette dernière : lui offrir un appartement, ce lieu idéalisé pour leur amour, leur vie conjugale. Or, Paul se méprend sur cette disjonction, ce hiatus fondamental entre demande et désir. Il rabat les choses autour d’une problématique matérielle : transporter son couple en Italie et signer un contrat afin de payer l’appartement encore en chantier dans lequel il a déposé sa femme. Aussi, les choses vont se resserrer autour de cet enjeu, écrasant ses désirs à lui de scénariste et figeant leur dynamique, la mettant en péril. Paul a fait de Camille son symptôme, il a choisi cette femme et, la faisant à la fois captive de son fantasme – là dans le bel appartement – il s’applique à la gâter, qu’elle ne manque de rien, ce qui revient à boucher la voie de son désir à elle. Tel est le visage de la nécessité qui refoule, oublie et néglige la contingence à l’origine de leur rencontre. C’était sans compter sur Camille qui dans sa radicale altérité tentera de lui faire apercevoir qu’il est dupe et qu’il faut se réveiller !

C’est quand Paul incite Camille à monter seule dans la voiture de Prokosch, la laissant désœuvrée face aux avances de cet homme, que la méprise se condense en mépris. Paul, un peu dédaigneux, n’entend pas l’appel de Camille, ou du moins trop tard, quand celle-ci est déjà emportée au loin dans un crissement. Paul ne contrarie pas les plans et désirs de Prokocsh, quitte à lui laisser sa femme et à se réduire lui-même à la position de sa docile secrétaire, Francesca. À courir après l’argent de Prokosch, il n’a pas vu que le trésor était ailleurs… Il laisse Camille à un autre, il se laisse rapter sa femme tel un faire valoir et, d’une certaine façon, en méprise la féminité – laissant ainsi échapper le vrai joyau. Et quand il la retrouve, sa femme n’est plus la même. Quelque chose a changé chez Camille, la catastrophe est en marche.

Tout l’univers de Camille se met à vaciller et le sens semble vouloir s’en mêler, s’engouffrer dans la faille, ce vide abyssal qui s’est ouvert en elle. Paul sent bien que quelque chose a changé chez son aimée, dans son corps, dans sa voix, son regard. Il interprète que Camille ne l’aime plus et s’imagine qu’elle le croit infidèle de la même façon qu’il l’a lui-même supposé adultère. Elle lui rétorque pourtant qu’elle est toujours la même, que c’est lui qui a changé : « Moi ? Je suis toujours la même. C’est toi, Paul, qui a changé. […] Avant tu écrivais tes romans policiers, on n’avait pas beaucoup d’argent mais c’était bien quand même ».

Camille, ce n’est pas la propriété qui l’intéresse. Paul lui fait don de ce qu’il a pour mieux lui refuser ce qu’il n’a pas, semblant sans cesse esquiver la question de son désir, là où justement elle entend bien le convoquer. Et c’est parce que Paul se méprend sur son désir et qu’il se révèle lâche à cet égard que Camille en vient à le mépriser. Elle dit : « Tu n’es pas un homme […] je te déteste parce que tu n’arrives pas à m’attendrir. »

Paul, dans le regard de Camille, a perdu de son éclat, quelque chose a chuté en même temps qu’il détournait lui-même le regard de son objet cause-de-désir. La laisser à un autre homme méprise la place qu’elle tenait auprès de lui et lui épargne de se confronter à la question de son désir pour cette femme. Charge à un autre d’assumer sa castration. Et Paul paie cher le prix de sa méprise : Camille n’est désormais plus âmoureuse de lui – elle n’aime plus l’âme de Paul, elle n’a désormais plus sa place dans son fantasme, elle en a perdu les coordonnés, elle ne peut plus s’y loger pour l’aimer. Le rapport inconscient est comme rendu caduc désormais.

Ainsi, Le Mépris est avant tout l’histoire d’une méprise, de ce malentendu qui est de structure et qui exile les partenaires. Un fossé, un gap et une bande-son lancinante qui y prête toute son intensité comme pour souligner ce qui fait le drame des amants, à savoir : l’impossible rapport sexuel.