La formule ramassée que peut viser le Y a d’ l’Un1Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 63. quand il s’agit de l’amour se heurte à ceci que, dans ce cas, il y faut l’Autre*.
C’est, là, l’illusion poursuivie de faire Un avec un autre. Mais, cela fait toujours deux — « deux c’est le chiffre de l’amour », dit Lacan — bien que ce soit à partir de trois, que l’on puisse se compter deux2Lacan J., Le Séminaire, livre xxi, « Les non dupes errent », inédit, leçon du 18 septembre 1973.. « Hors d’eux », seuls au monde, il s’agit toujours de recouvrir le manque en faisant exister la croyance au rapport sexuel. Mais on peut aussi inverser la proposition antérieure et dire que quand on est deux, on se compte déjà trois. C’est même ce que les hommes ne veulent pas savoir tout en étant tourmentés : une femme est toujours entre deux hommes, lui et un qui pourrait la lui ravir.
Dès que deux personnes se parlent cela introduit une dysharmonie, un inévitable malentendu. C’est aussi vrai dans le dialogue entre un homme et une femme et ça l’est encore plus quand on l’aborde, comme le fait Jacques-Alain Miller, sous l’angle du « dialogue du tout et du pas-tout3Cf. Miller J.-A., « Un répartitoire sexuel », La Cause freudienne, n°40, 1999.». Dans cette occurrence c’est la femme qui se dit prête à tout et l’homme qui lui objecte un jusque-là, mais pas plus loin. Autrement dit, celle qui pense au tout se trouve renvoyée à un pas-tout !
Alors, une femme ne peut-elle qu’être entre deux hommes pour tendre vers le tout auquel il n’est pas si facile de renoncer ; sauf à en passer par une analyse. Il lui faudrait, à cette femme, intéressée du tout — mais pas non plus, comme le souligne Lacan, « pas folles-du-tout, arrangeantes plutôt […]4Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 540.» — se compléter de quelque accommodement, voire de quelque transgression ; ces deux modalités n’étant pas compatibles avec le pas-tout.
Freud a particulièrement marqué la différence anatomique des sexes et insisté sur la dimension traumatique de cette découverte chez l’enfant. Cela révèle chez le petit garçon à la fois le sentiment d’être doté de quelque chose que tous n’ont pas — comme, par exemple, la mère ou une fille — corrélé au risque de la perte et, du côté de la petite fille, d’en être privée génère au moins une déception, parfois une amère rivalité avec celui qui l’aurait. Avec Lacan, la question est portée au-delà du point de vue freudien pour être repensée, non dans le sens de l’avoir ou pas, mais d’incarner, d’être le phallus. Ce n’est plus l’organe qui est l’enjeu, mais ce qui le symboliserait et qui, d’une certaine façon, n’est la propriété de personne.
Alors, de ce qu’il n’y a pas ou de ce qui peut être perdu, comment s’en arranger ? En fait ce sur quoi on peut le plus fantasmer, c’est sur ce que l’on n’a pas ou qu’on a perdu. Mais, et il semble que cela échappe aux hommes, on peut aussi fantasmer sur ce que l’on a, à partir de ce que l’on n’avait pas. Néanmoins, pour une femme, il y aurait une condition : celle de ne pas être aliénée à ces autres qui vous voudraient n’être heureuse que de leur présence auprès de vous. Être aimée, voilà un piège qui peut être une prison. Entre deux hommes, ce peut-être la manière pour une femme, d’accomplir le maintien de son propre éveil, ou réveil, au désir et de ne pas penser que c’est au partenaire de le libérer. Au fond, une femme sait qu’un homme demande toujours à être séduit, mais à titre privé ; autrement dit qu’il vous prive à partir du fait qu’il veut être le seul à être l’ensorcelé. Savoir cela, c’est chercher une autre solution pour échapper au ravage que cela entraine à coup sûr ; celui de la jalousie par exemple.
Pour l’une la multiplication des aventures qui la faisait dériver « entre plusieurs hommes », la solution fut d’en épouser un qu’elle avait rencontré sur son chemin — beau, respectueux d’elle, intelligent, avec une belle situation — et qui aurait pu, a-t-elle cru, mettre une limite à une sexualité qui la débordait. Mais voilà, avec lui, le corps n’y est pas. Le désir qui la brûle et qui lui procure le sentiment d’être vivante est dans des rencontres avec un amant qu’elle dit « ordinaire », sans intérêt, qui la dégrade mais qui la captive. Avec une grossesse et l’annonce d’un garçon, elle a pu penser que la mère pourrait barrer la femme. Ce ne fut qu’une brève lune de miel — où elle s’était sentie « toute mère » — mais avec le « retour de la femme », tout la pousse de nouveau, pour que sa vie ait une épaisseur, à trouver au mieux une place entre le mari/fils et l’amant.
Marthe, elle, est promise à son fiancé qui est parti au front. Mais voilà qu’elle se trouve prise dans une bataille des pulsions où le corps à corps l’enchaine à un jeune homme que la guerre a saisi, à l’aube de son éveil des sens5Radiguet R., Le diable au corps, Paris, Grasset, coll. Les cahiers rouges, 1923.. S’il fut surpris de son audace à s’avancer vers les lèvres de Marthe, il en oublia que c’était elle qui l’avait embrassé. Dès lors, leur amour mêlera les corps dans une passion qui leur fait oublier toute prudence d’autant que, pour eux, celui qui était devenu le mari lors d’une permission, n’avait cessé d’être présent. Un enfant s’annonçait et cela ravissait Marthe autant que cela consternait le jeune homme, pris de remords. De qui était cet enfant auquel elle donna le prénom de son amant ? Marthe a échappé à son mari comme elle est morte de ne pouvoir vivre avec son amant. Ses derniers mots furent de prononcer le nom de son fils, le même que celui de son amant. Quand Marthe a-t-elle donc dit la vérité ? Elle laisse les hommes se débrouiller avec cette question qui les a toujours occupés et, finalement, détournés de ce qui se jouait dans cet amour : y risquer sa vie.
S’il a fallu souvent de longues analyses pour débrouiller toutes les impasses des amours traversées, il est encore possible de croire à l’amour, au prix de quelques réajustements dans un dialogue sans cesse renouvelé avec cet autre-masculin. Néanmoins un autre qui serait plus enclin à entendre qu’elle n’y soit pas toute entière.
Une femme entre deux hommes, c’est un infini d’inventions qui se déploient sur un éventail de nuances subtiles propres à chacune dans leur singularité.
* Ce texte a été initialement rédigé pour présenter la rubrique « Entre deux hommes » sur le blog des 49es Journées de l’ECF.