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J51 - La norme mâle, Orientation

D’une tyrannie à l’autre

© D'après J. Fournier.
28/06/2021
Frank Rollier

La domination s’illustre dans la figure mythique du dominus, le maître antique qui a pouvoir de vie et de mort. Dans la dialectique hégélienne, il ne domine qu’au prix de mettre sa vie en jeu et de céder sa jouissance à l’esclave1Cf., Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 123.. Le discours du maître installe un S1 impératif qui ordonne la chaîne signifiante et produit une perte, l’objet a. Les héros classiques se font représenter par un signifiant-maître tel l’honneur, mais leur domination ne va pas sans perte, leur virilité se trouvant même grandie par une soumission aux maîtres derniers que sont la mort, les dieux et le destin : Achille verse des larmes sur le corps d’Hector, César pleure en franchissant le Rubicon.

Pour Xénophon, disciple de Socrate, c’est le tyran qui, en imposant son autorité exclusive, permet au mieux de réaliser ce « désir de l’honneur2Kojève A., « Tyrannie et sagesse » in Strauss L., De la tyrannie, Paris, Gallimard, 1954, p. 158.». La tyrannie génère un maître qui incarne l’exception paternelle, voire une classe de maîtres ou de pères.

Dès 1948, Lacan dénonçait la « barbarie » de la société victorienne, annonçant « l’anarchie démocratique des passions » et « le grand frelon ailé de la tyrannie narcissique3Lacan J. « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 122.». L’idéal du moi et le surmoi qui modelaient les sociétés traditionnelles présidant aux « rites de l’intimité quotidienne » et aux « fêtes périodiques » de la communauté4Ibid., p. 121. ont aujourd’hui fait place aux discours de la science et du capitalisme. J.-A. Miller note que « La domination combinée des deux discours, chacun appuyant l’autre […] a réussi à détruire […] jusqu’aux fondements les plus profonds de ladite tradition.5Miller J.-A., « Le réel au XXIe siècle. Présentation du thème du IXe Congrès de l’AMP », La Cause du désir, n°82, octobre 2012, p. 88.» L’objet de jouissance domine et dicte ses impératifs qui rendent addict les parlêtres : c’est « à chacun sa volupté6Miller J.-A., « Il disait j’ai toujours cinq ans », Libération, 13 avril 2001, disponible sur internet.».

Cependant, « le tous ensemble, le tous pareils de la démocratie7Miller J.-A. « Bonjour sagesse », La Cause du désir, n° 95, avril 2017, p. 84.» engendre un point d’exception. Le déclin du père et la féminisation de l’époque génèrent des groupes masculinistes et façonnent un nouveau type de tyran, domestique ou politique. Leur domination se traduit plus par l’exercice d’une jouissance sans limites, au-delà du père, que par l’effacement du sujet sous un signifiant-maître. La domination virile d’antan a fait place à un simulacre machiste pathétique et violent. Kojève écrivait déjà que « nous n’avons plus que des semblants virils. Il y a une mascarade virile incarnée par le barbu américain avec son fusil8Ibid.».

Les parlêtres ont aussi affaire à la tyrannie insidieuse du surmoi, ce « pousse au crime9Laurent É., « Positions féminines de l’être », Quarto, n° 90, p. 29.» qui tend à remplacer l’idéal du moi renvoyant à la Loi et aux idéaux, et exalte le droit de chacun à la jouissance. Il pousse à la ségrégation et à l’expression de la haine qui devient la norme, s’exprimant en particulier par le harcèlement en ligne. L’impact des influenceurs, la délation et la cancel culture témoignent de l’emprise de cette jouissance surmoïque mortifère. On peut aussi ajouter à cette série les impératifs liés au genre : Tu dois affirmer ton genre et prendre à la lettre la demande d’un enfant d’en changer. « Le surmoi me conduit toujours au sacrifice du désir10Leguil C., Céder n’est pas consentir, Paris, PUF, 2021, p. 94-95.», écrit Clotilde Leguil.

C’est à l’analyse de défaire la domination tyrannique du surmoi et c’est ce que rend possible le discours de l’analyste qui, lui, n’est pas un mouvement perpétuel puisqu’il permet de détacher des signifiants-maîtres et « d’isoler le petit a11Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 245.».

 


  • 1
    Cf., Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 123.
  • 2
    Kojève A., « Tyrannie et sagesse » in Strauss L., De la tyrannie, Paris, Gallimard, 1954, p. 158.
  • 3
    Lacan J. « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 122.
  • 4
    Ibid., p. 121.
  • 5
    Miller J.-A., « Le réel au XXIe siècle. Présentation du thème du IXe Congrès de l’AMP », La Cause du désir, n°82, octobre 2012, p. 88.
  • 6
    Miller J.-A., « Il disait j’ai toujours cinq ans », Libération, 13 avril 2001, disponible sur internet.
  • 7
    Miller J.-A. « Bonjour sagesse », La Cause du désir, n° 95, avril 2017, p. 84.
  • 8
    Ibid.
  • 9
    Laurent É., « Positions féminines de l’être », Quarto, n° 90, p. 29.
  • 10
    Leguil C., Céder n’est pas consentir, Paris, PUF, 2021, p. 94-95.
  • 11
    Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 245.