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J51 - La norme mâle, Une lecture du discours courant

Du monstre au pour tous de l’inclusion

© D'après J. Fournier.
01/07/2021
Pascale Lartigau

La figure du monstre a longtemps marqué un écart, une exclusion au pour tout x de la condition humaine. Le croisement étymologique latin entre monere – attirer l’attention sur – et son dérivé monstrum – signe divin – fait valoir à la fois l’importance du regard et d’un dessein qui dépasserait la simple volonté humaine. C’est ce sens religieux teinté de superstition qui s’impose jusqu’au XVIe siècle où l’on impute la naissance d’un enfant monstrueux à une punition divine en lien avec une faute personnelle ou collective. C’est Montaigne, dans son essai XXX1Montaigne M., « Au sujet d’un enfant monstrueux », Les Essais, XXX, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2009, p. 862-863., qui pointe un écart physiologique déviant par rapport à l’attendu de l’espèce soit « l’habitude », un des noms de la norme : « Nous appelons “contre nature” ce qui arrive contrairement à l’habitude : il n’y a rien, quoi que ce puisse être, qui ne soit pas selon sa nature.2Ibid, p. 863.»

Si, avec Montaigne, le monstrueux est à la fois naturel quoiqu’inhabituel et objet de fascination, il devient, du XVIe au XIXe siècle, un objet de curiosité qui s’articule entre discours de la science et monstration spectaculaire. Une définition se fixe alors puisqu’est considéré comme monstrueux tout écart par rapport à la norme dans la nature ou dans la société. C’est d’abord la difformité physique qui fait objet d’étude ou de divertissement parce que le monstre incarne l’excès, le désordre, la sauvagerie, une « fantaisie baroque » de la nature. La tératologie se développe : on étudie le monstre, on l’expose au regard, pour tout ou partie, dans des bocaux emplis de fluides conservateurs ou alors pris dans une résine, méthode dite « de l’inclusion » c’est-à-dire de l’enfermement. Ces « anomalies » médicales circonscrivent la pulsion scopique dans des cabinets de curiosités.

C’est aussi de l’objet pulsionnel regard qu’on se repaît dans des exhibitions sur le champ de foire, au cirque, pour triompher au XIXe siècle avec les tournées de freaks show.

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les aliénistes mettent plutôt le monstrueux en lien avec la maladie mentale et la norme sociale. Le monstre se dit sous le mode de l’enfermement du « fou » et du « délinquant », termes qui ont fait florès depuis cette époque.

C’est le réel de la guerre de 14-18 et de ses « gueules cassées » que l’on cherche à réparer qui bouscule et brise la démarcation jusque-là assurée entre le monstre et l’humain, obligeant le XXe siècle à repenser la place du monstre. Le monstre n’est plus cette démarque de l’appartenance à l’ensemble des êtres humains.

Par ailleurs, le mot « handicap » fait son apparition au XIXe siècle et il vient rebattre les cartes de la définition de l’être humain conçue à partir du hors norme et de noms tels que ceux du monstre ou du fou.

Le handicap réévaluant ce qui faisait la radicale différence du monstre quant au normal est le signe d’une normalisation en marche. Le mot s’impose en 1957 dans l’usage médical et dans le discours commun. Passant dans l’expression de « personne handicapée » en 2005 à celle de « personne en situation de handicap » dans les années 2010, celles-ci soulignent que ce n’est pas l’individu qui est inadapté mais bien son environnement qui ne lui est pas suffisamment adapté. Le rôle de la société se doit désormais de construire et de proposer un environnement permettant à tout un chacun de pouvoir s’y ranger.

Avec le concours de la science, non sans son arsenal de techniques médicales, neurocomportementales et cognitives, il y a promesse d’une inclusion pour tous et partout à commencer par l’école. L’idéal d’égalité, souvent au détriment d’une équité – sa déclinaison prenant le nom d’inclusion pour tous les jeunes handicapés – peut entraîner leurs familles à exiger qu’ils réussissent au-delà de leurs possibilités, faisant fi de leur tempo et de leur singularité qui s’effacent devant la demande de l’Autre social.

La figure du monstre, revue et corrigée par celle d’handicapé puis par celle dite de personne en situation de handicap, ne resurgit-elle pas plus féroce encore sous l’idéal contemporain de l’inclusion pour tous ?

 


  • 1
    Montaigne M., « Au sujet d’un enfant monstrueux », Les Essais, XXX, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2009, p. 862-863.
  • 2
    Ibid, p. 863.