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J52 , Sublimations

Du dico au ratage

28/10/2022
Sébastien Dauguet

La problématique dite raciale est un enjeu fondamental de l’écriture de Toni Morrison mais elle se décline différemment au fil de l’œuvre.

Les impasses du je suis

Dans son dernier roman Délivrances1Morrison T., Délivrances, Paris, 10/18, 2016., elle s’éclaire de la formulation « Je suis ce que je dis » : une mère revendique sa peau claire héritée de sa grand-mère comme un signe de supériorité et souffre de constater que sa propre fille est, pour sa part, née avec une peau d’ébène. Le texte est composé de fragments de voix qui relèvent d’abord de la confession et de la plainte, prenant le lecteur à témoin. La mère soutient que la couleur de sa fille est un handicap. Il ne s’agit pas de trop laisser transparaître leur lien. Elle refuse donc d’être appelée « Maman » et se choisit le nom de « Sweetness » à la place pour passer inaperçue. La toxicité de cette mère n’est pas sans conséquences et conduit à des choix désastreux. Pour en gagner la fierté, Lula Ann, enfant, accuse une femme innocente d’actes pédophiliques, la conduisant en prison. Adulte, elle se détache et prend le nom de « Bride ». Elle construit une carrière dans le milieu cosmétique afin de trouver une identité qui tienne et de rejoindre ce qu’elle croit être son être profond. Sa noirceur devient un atout qu’elle exploite, elle en appelle néanmoins constamment à l’Autre dont elle convoque le regard pour trouver confirmation de son succès. Cela ne va pas sans épreuves, que l’amour pour un homme secret et mystérieux, fuyant, va répercuter.

Les pouvoirs de la langue

Comment vivre séparés quand on doit vivre ensemble ? Comment vivre ensemble quand on est différents ? Comment être soi quand on est parmi les autres ? Si Booker, l’homme aimé, vit encore dans les livres et le Savoir, bien des traces de la société contemporaine traversent la narration, interrogeant la place de la sphère intellectuelle dans son nouage au réel de la jouissance des uns et des autres. Face à la montée des racismes, à une logique du moi idéal qui monte au zénith, seul l’appui sur un lien social assez souple – qui saurait accueillir le sinthome de chacun – peut faire barrage à la fois à la solitude des Uns-tout-seuls et à la dimension transgressive de la pulsion. L’Autre n’existe pas, la vérité toute est absente, « je ne suis pas ce que je crois être », Toni Morrison vise désormais une autre articulation du signifiant et du réel. La dénonciation n’est plus aussi frontale que dans L’Œil le plus bleu2Morrison T., L’Œil le plus bleu, Paris, 10/18, 2008., elle tient compte des pouvoirs de la langue, des possibilités de déplacements qu’elle engendre. Après le temps de l’impuissance, Lula Ann découvre la dimension de l’impossible qui est, pour sa part, moteur de transformations de soi dans le lien avec l’autre. Il va sans dire qu’image et langage sont dès lors radicalement disjoints.

 


  • 1
    Morrison T., Délivrances, Paris, 10/18, 2016.
  • 2
    Morrison T., L’Œil le plus bleu, Paris, 10/18, 2008.