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J52 , Orientation

Dico et impudeur

18/10/2022
Dominique Corpelet

Jacques-Alain Miller a donné la formule qui signe l’esprit de l’époque : Je suis ce que je dis. Loin du cogito cartésien, ce dico constitue l’énoncé performatif par lequel une personne, pensant savoir ce qu’elle est, le dit, et, le disant, pense rejoindre son être. Ce dit s’accompagne souvent d’une exhibition. Pourquoi ? Notons déjà que le dico constitue une exhibition de l’être. Il implique une exposition, un dévoilement, qui semble nécessaire pour en assurer l’efficace ; le dico est peu ou prou toujours un coming-out : une révélation publique. Le regard des petits autres est là convoqué. Il y a du pousse-au-regard. Posons que cette exhibition vient colmater l’évanescence structurale du sujet du langage.

Dans les Méditations métaphysiques, Descartes propose une variante du cogito : « il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit1Descartes R., Méditations métaphysiques, Paris, PUF, 1956, p. 38.». Descartes a l’idée que le Je cesse d’être dès lors qu’il ne pense plus. « Je suis, j’existe : cela est certain ; mais combien de temps ? À savoir autant de temps que je pense ; car peut-être même qu’il se pourrait faire, si je cessais de penser, que je cesserais en même temps d’être ou d’exister.2Ibid., p. 41.» Le sujet du dico ne paraît pas affecté de ce battement qui fait du sujet cartésien un sujet pensant, évanescent. Avec le dico, il suffit de dire pour garantir l’être dans sa permanence et sa consistance – et il peut suffire d’une fois. À l’inverse, le sujet du dico peut aussi bien revenir sur ce qu’il a dit. Il peut changer d’être comme de chemise. Le dico est ouvert à la fluctuation. Portant sur l’image, et l’imaginaire, le dico peut devenir métonymique.

L’image en jeu dans le dico est celle du moi que Je croit être. Le Je se pose comme identique à son moi. Cette opération se soutient d’un témoignage. Je sais qui je suis, et j’en témoigne : je suis victime, racisé, trans, etc. Les autres n’ont qu’à acquiescer. Le sujet du dico en passe par les autres pour être reconnu. Le phénomène communautaire se soutient de cette reconnaissance horizontale : ces egos, frères d’images, voire d’armes, se reconnaissent en tant qu’identifiés par eux-mêmes à un trait imaginaire. S’en déduit une fraternité des moi, des corps.

Dans « Propos sur la causalité psychique », Lacan critique ceux qui « confondent tranquillement le Moi avec l’être du sujet3Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 178.». Il insiste au contraire sur la « discordance primordiale entre le Moi et l’être4Ibid., p. 187.». Le sujet est sans identité, raison pour laquelle il a recours aux identifications. Lacan précise : « Les premiers choix identificatoires de l’enfant […] ne déterminent rien d’autre […] que cette folie par quoi l’homme se croit un homme.5Ibid.» L’identification à l’image du moi comporte un leurre : évoquant le phénomène du transitivisme, Lacan évoque les effets de captation par l’image du moi et du semblable. Or, « l’homme est bien plus que son corps, tout en ne pouvant rien savoir de plus sur son être6Ibid., p. 188.». Parce qu’il n’y a pas d’identité, l’homme a cette passion d’être un homme, « passion de l’âme par excellence7Ibid.» : le narcissisme. Pourtant, le miroir ne renvoie rien de l’être : « Quand l’homme cherchant le vide de la pensée s’avance dans la lueur sans ombre de l’espace imaginaire en s’abstenant même d’attendre ce qui va en surgir, un miroir sans éclat lui montre une surface où ne se reflète rien.8Ibid.» N’est-ce pas justement parce qu’il est de structure que le Je suis ce que je dis n’y puisse rien changer à cela, qu’il doit en passer de facto par une exhibition du corps, comme pour marteler la vérité qu’il vise à révéler ?

Les témoignages sur internet de personnes trans sont à cet égard paradigmatiques de cette logique du dico. Le dico n’ouvre à aucune dialectique : je sais qui je suis, je le dis. Je suis ce que je dis, je dis ce que je suis, et je montre ce que je dis être. Le dico se soutient d’une exhibition du corps, non sans franchissement de la barrière de la pudeur. Les titres des vidéos de trans en attestent : « Ma mammectomie de A à Z », « Six mois sous testostérone », « Je vois mon torse pour la première fois ». On y voit de jeunes gens se montrant à leurs followers en train de panser leurs cicatrices post-opératoires et adorer leurs transformations physiques. Semaine après semaine, ils filment leur corps en transition.

En 1946, Lacan parlait de narcissisme. Dans Le Sinthome, il parle d’amour-propre, qu’il définit comme « le principe de l’imagination9Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le Sinthome, Paris, Seuil, p. 66.». Il poursuit : « Le parlêtre adore son corps, parce qu’il croit qu’il l’a. En réalité, il ne l’a pas, mais son corps est sa seule consistance – consistance mentale, bien entendu, car son corps fout le camp à tout instant.10Ibid.» Plus loin, il dit de la mentalité « qu’elle y croit, d’avoir un corps à adorer. C’est la racine de l’imaginaire. » Le parlêtre a, avec son corps, un rapport d’adoration. Lacan reformule alors le cogito : « Je le panse, c’est-à-dire je le fais panse, donc je l’essuie. C’est à ça que ça se résume.11Ibid.»

Le dico se fonde sur la croyance, ou la certitude, qu’on est son corps. On est son corps, et on le montre. Je montre, je suis. Le dico a besoin de l’image comme preuve d’être. Ceci est mon corps livré aux regards. Pourtant, la monstration ne change rien au leurre. Lacan a d’emblée dénoncé l’idée d’un moi autonome et unifié. La division du sujet va là contre. Or, le dico affirme une identité (Moi = Sujet) qui se voudrait débarrassée de la division ; ce postulat d’un moi unifié est un « mensonge scandaleux », dit Lacan à Baltimore. Il critique « les grands psychologues, et même les psychanalystes, [qui] sont pleins de l’idée de la personnalité totale. Dans tous les cas, c’est toujours l’unité comme unifiante qui est mise au premier plan12Lacan J., « De la structure comme immixtion d’une altérité préalable à un sujet quelconque », La Cause du désir, n° 94, novembre 2016, p. 11.». Bien au contraire, dit-il, nos vies vont à la dérive : « La vie suit le cours de la rivière, touchant la rive par moments, s’attardant parfois ici ou là, sans rien comprendre13Ibid.». Le dico, avec la monstration qu’il implique, paraît une tentative de fixer aux rives d’une image la vie qui, de structure, est à la dérive. La monstration du corps vient à la rescousse d’un sujet foncièrement évanescent. Ça se paie de se faire objet sans pudeur d’un regard multiple. Or, les non-pudes errent14Lacan J., Le Séminaire, livre xxi, « Les non-dupes errent », leçon du 12 mars 1974, inédit., dit Lacan. Moyennant quoi, ajoute-t-il, ça promet.

 


  • 1
    Descartes R., Méditations métaphysiques, Paris, PUF, 1956, p. 38.
  • 2
    Ibid., p. 41.
  • 3
    Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 178.
  • 4
    Ibid., p. 187.
  • 5
    Ibid.
  • 6
    Ibid., p. 188.
  • 7
    Ibid.
  • 8
    Ibid.
  • 9
    Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le Sinthome, Paris, Seuil, p. 66.
  • 10
    Ibid.
  • 11
    Ibid.
  • 12
    Lacan J., « De la structure comme immixtion d’une altérité préalable à un sujet quelconque », La Cause du désir, n° 94, novembre 2016, p. 11.
  • 13
    Ibid.
  • 14
    Lacan J., Le Séminaire, livre xxi, « Les non-dupes errent », leçon du 12 mars 1974, inédit.