Il y a des hommes qui sont aussi bien que les femmes.
J. Lacan1Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 97.
Qui est l’auteur de ce propos misandre ? C’est Jacques Lacan dans la leçon VI du Séminaire XX, séminaire tellement féminin que l’hommage qu’il fait à des hommes, « qui sont aussi bien que les femmes », dénote. Ils le seront aussi bien, ces hommes, s’ils concèdent, s’ils arrivent à se mettre du côté du manque et de la carence, du côté du pas-tout ; du pas tout phallique.
Selon Lacan, ce n’est pas forcé, quand on est mâle, malgré « ce qui encombre » les garçons, de s’inclure dans le clan phallique. Il y a des hommes pas-tout, prêts à entrevoir, à éprouver l’idée qu’il doit y avoir une jouissance qui soit « au-delà », qui soit autre chose que la jouissance sexuelle localisée dans un organe.
Qui sont ces privilégiés ? Qui sont ces civilisés ?
Les mystiques ! Les mystiques… hommes.
Lacan préfèrera le carme espagnol Jean de la Croix au silésien Silesius. Il attribue à ce dernier, tout homme mystique et médecin qu’il fut, une jouissance perverse car, pour Lacan, ce Silesius confond son œil contemplatif avec celui de Dieu le regardant.
Et aujourd’hui ? Qui sont ces hommes, et comment témoignent-ils de ce supplément de jouissance, lorsqu’on sait que l’amour de Dieu, érotiquement décrit, est un territoire qui leur est peu familier ?
En 1972, Lacan ne se gêne pas pour inclure ses Écrits qui, selon lui, sont aussi bien que les jaculations mystiques d’une Hadewijch d’Anvers. Le Dictionnaire des mystiques et des écrivains spirituels de Joseph Ducarme2Ducarme J., Dictionnaire des mystiques et des écrivains spirituels, Paris, Robert Morel, 1968. et le Dictionnaire de la mystique de Peter Dinzelbacher3Dinzelbacher P., Dictionnaire de la mystique, Paris, trad. Abbaye Maredsous, Turnhout, Brepols, 1993. s’arrêtent aux classiques et, bien que dans son Dictionnaire Amoureux de Venise, Philippe Sollers cite Angélus Silesius et son Pèlerin Querubinique4Sollers P., Dictionnaire Amoureux de Venise, Paris, Plon, 2004., son écriture ne le mystifie pas. Comme quoi, être croyant ne suffit pas pour se ranger du côté du manque. Sans doute, la Lettera Amorosa de René Char5Char R., Lettera Amorosa, Paris, Gallimard, 2007. nous rapproche davantage de cet au-delà. Sa poésie nous montre que lorsque le poète écrit en « homme amoureux d’une femme », il réduit d’un peu la distance qui le sépare d’une mystique lorsqu’elle écrit, elle, en « femme amoureuse de Dieu ».
Mais arrêtons avec les hommes et renversons le raisonnement : s’il y a des hommes qui peuvent être aussi bien que les femmes, y aurait-il des femmes qui pourraient être « moins bien » que les hommes ? Des femmes qui refuseraient de s’inscrire comme pas-toutes, des femmes toutes, des femmes phalliques ? Après tout, s’il y a des hommes qui peuvent se placer du côté du manque, pourquoi des femmes ne pourraient-elles pas se placer du côté de l’avoir, et positiver le pas-tout sans être mâles pour autant ?
Lacan évoque cette éventualité mais les formules propositionnelles lacaniennes du Séminaire XX sont orientées vers une autre perspective. La logique lacanienne n’est pas une logique de droits ; elle n’est pas une logique binaire d’allure démocratique qui répondrait aux revendications de tout genre. Plus ambitieuse, cette logique trouve son départ et met en évidence l’impossible égalité dans un domaine précis : celui du sexuel dans son rapport avec des jouissances distinctes. De là découle qu’il n’y ait pas un universel de la femme ainsi que l’inentamable pas-tout féminin et l’invitation à la castration pour l’homme comme accès à l’amour. L’alchimie lacanienne convoque dans un même dispositif la logique et le sexe, visant ainsi à fournir une cartographie inédite pour situer l’impossibilité à jouir intégralement.
C’est la difficulté de la clinique contemporaine : comment faire apprécier la valeur du manque et de la différence face aux revendications d’égalité ?
L’Église canonise la jouissance et les mystiques finissent saints et saintes. La sociologie déclare l’individu autonome et revendique son droit à la nomination et son corrélat de jouissance particulière. La psychanalyse essaie, par une voie moins lourde, de réconcilier le sujet avec sa perte, puis de faire de celle-ci le début d’une incessante création.