Étudier Se former > Les blogs des Journées de l'ECF > J51
J51 - La norme mâle, Sublimations

Délire à deux

Un chef d’œuvre de la comédie du non-rapport

© D'après J. Fournier.
28/10/2021
Philippe Benichou

C’est dans « Télévision » que Lacan écrit : « le comique ne va pas sans le savoir du non-rapport qui est dans le coup, le coup du sexe1Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 514. ». Nombreuses sont les œuvres du genre qui le démontrent en accentuant les ridicules de l’éthique du célibataire, ou les échecs du désir de posséder la femme équivalente au phallus. D’autres ont pour sujet la scène de ménage, où ont brillé Courteline et Feydeau. Chez celui-ci, les pièces en un acte traitent toutes d’un couple qui se déchire. Nous évoquerons ici un chef d’œuvre du genre qui montre le désaccord intraitable entre les deux partenaires ; œuvre qu’écrivit Eugène Ionesco sous le titre explicite de Délire à deux2Ionesco E., « Délire à deux », Théâtre complet, Gallimard, coll. La Pléiade, 1990.. C’est une pièce courte, peu jouée, créée en 1962 et associée à deux autres pièces. Son caractère court n’en est que davantage au service de la structure qu’elle révèle.

Ils vivent ensemble depuis dix-sept ans, et depuis le premier jour la dispute est engagée entre les deux partenaires. La femme se plaint d’avoir été séduite et enlevée à son mari, d’avoir eu à quitter ses enfants pour préciser cependant : « Je n’avais pas d’enfants. Mais j’aurais pu en avoir3Ibid., p. 644.». Car la dame ne manque pas d’arguments et l’essence de leur dispute porte sur la raison. L’homme, être de la mesure, de la ratio, s’efforce de faire entendre les différences là où la femme ne veut rien en savoir. Ainsi se querellent-ils depuis des années sur la distinction à opérer entre une tortue et un limaçon. L’homme a toutes les bonnes raisons pour prouver qu’il ne s’agit pas du même animal mais la femme, elle, trouve celles pour l’infirmer et se plaindre que son partenaire fasse tout pour la contredire. À l’homme « la passion de la vérité4Ibid., p. 641.», mais à la femme également, contestant la bonne foi du partenaire et de protester : « Tu ne peux pas donner de raisons simplement parce que tu n’en as pas » ! Et quand des raisons sont données, toujours la femme saura trouver une réponse. Ainsi, si la tortue n’a pas de cornes contrairement au limaçon, elle saura répondre que le limaçon ne les montre pas toujours, et que « la tortue, c’est un limaçon qui ne les montre pas » ! Dans son cours, Jacques-Alain Miller a évoqué ce qui distingue l’un et l’autre sexe au regard de l’usage dialectique de la raison en tant qu’elle est avant tout exercice du logos, du langage5Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne, L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 2 mars 2011, inédit.. La norme mâle serait plutôt du côté d’une jouissance qui se trouve limitée par la castration et par l’interdit porté par la Loi et le Nom-du-Père. Ce que J.-A. Miller note comme étant propre au tout dernier enseignement de Lacan, c’est l’accent porté sur l’au-delà de cette castration en tant qu’il spécifie la jouissance féminine. Il y a « une part de cette jouissance de la femme dont on concède qu’elle obéit au régime de la castration, et il y en a une autre qui est comme hors signifiant, au sens où le signifiant, au sens où le langage, c’est la castration6Ibid.». Ce qui a pour conséquence que « la femme fait objection à Hegel. Par quelque trait, par quelque part, par quelque biais, elle se refuse au tour de passe-passe de la dialectique. C’est reconnu depuis toujours : elle se refuse à entendre raison7Ibid.». Difficile de trouver une œuvre qui parvienne à en faire la démonstration avec tant d’humour ! Et sans doute que l’enjeu d’établir ou non une « petite différence » y est pour beaucoup.

Le régal de ce dialogue se poursuit tout au long de la pièce, avec des thèmes variés et tout aussi cocasses mais l’invention géniale de ce « délire à deux » réside également dans le contexte dans lequel ces dialogues se poursuivent, à savoir une guerre qui se déroule à l’extérieur de la maison qui peu à peu tombe en morceaux, secouée par de multiples explosions et envahie par des soldats, sans que jamais cette catastrophe n’entame la virulence de leurs propos l’un à l’égard de l’autre. Ainsi cet échange savoureux, alors que les soldats se font entendre dans les escaliers :

— Lui : Ils montent à l’étage au-dessus.
— Elle : Ils descendent.
— Lui : Non, ils montent.
— Elle : Ils descendent.
— Lui : Non, ils montent.
— Elle : Je te dis qu’ils descendent.
— Lui : Tu veux toujours avoir raison. Je te dis qu’ils montent.
— Elle : Ils descendent. Tu ne sais même plus interpréter les bruits. C’est un effet de la peur.8Ionesco E., « Délire à deux », op. cit., p. 649.

Alors que la paix est fêtée à l’extérieur et que résonne la fanfare, le couple s’efforce de restaurer leur maison en ruine, mais la paix retrouvée ne concerne en aucun cas leur ménage. La pièce se conclut en effet sur l’usage du logos que Lacan disait le plus proche du réel, quand cet usage n’est plus de dialectique mais qu’il se réduit à l’injure.

— Lui : Tortue !
— Elle : Limace !9Ibid., p. 663.

 


  • 1
    Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 514.
  • 2
    Ionesco E., « Délire à deux », Théâtre complet, Gallimard, coll. La Pléiade, 1990.
  • 3
    Ibid., p. 644.
  • 4
    Ibid., p. 641.
  • 5
    Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne, L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 2 mars 2011, inédit.
  • 6
    Ibid.
  • 7
    Ibid.
  • 8
    Ionesco E., « Délire à deux », op. cit., p. 649.
  • 9
    Ibid., p. 663.