Le mardi 21 septembre 2001, la ville de Toulouse a été meurtrie par l’explosion d’une usine qui était tellement incluse dans le tissu urbain que chacun côtoyait au quotidien cette bombe endormie sans même pouvoir penser un instant à ce réveil soudain et dévastateur. La détonation est entendue à plus de cinquante kilomètres alentour, la peur envahit la ville, les images du World Trade Center se font présentes. À peine le temps de réaliser sa propre intégrité que déjà les craintes les plus irraisonnées se portent sur les siens : qu’ils habitent dans le quartier, qu’ils soient dans les institutions avoisinantes, que leur route ait pu les amener à proximité… L’angoisse est à son comble quand, aux circuits téléphoniques saturés ou hors-service, s’ajoutent les informations non vérifiées distillées par des médias dépassés qui soulignent, notamment, le désordre des services de secours.
Toulouse sidérée, menacée, désorganisée, c’est une vision du collectif. La réalité est toute autre au niveau de chaque lieu touché par le sinistre comme elle est démentie par les actions au un par un des personnes qui prennent des initiatives, s’exposant elles-mêmes pour en secourir d’autres. Une solidarité exemplaire qui peut aussi se payer en retour d’un vécu d’insécurité, d’angoisse, voire d’une effraction traumatique. On vous dira qu’il n’y a là aucun mérite car, dans ces situations, on ne penserait pas à ce que l’on fait. Tout au contraire, celui qui est dans l’action, sait le risque auquel il s’expose mais il le fait quand même car, pour lui, cet autre, ce semblable en danger, vaut cet engagement risqué.
C’est ce que j’ai pu constater quand je me suis rendu sur place, le vendredi 24 septembre, à la demande du Professeur Laurent Schmitt du CHU de Toulouse. Il savait la proximité que nous avions, au Val-de-Grâce, avec le traumatisme et les actions de débriefing. Des équipes de psychiatrie, dont celles de son service, les personnels de l’Hôpital Gérard Marchant s’étaient trouvées dans des situations très exposées, ils souhaitaient un lieu pour dire ce qu’ils avaient vécu ; que cela puisse être écouté et discuté. Trois groupes tenaient leur unité de ce qu’ils avaient traversé. L’un était composé de soignants psy qui s’étaient portés volontaires pour aider les services d’urgences où confluaient des files ininterrompues de blessés aux plaies impressionnantes – certaines de ces personnes ont travaillé toute la journée avec l’angoisse d’être sans nouvelles de leurs familles. Un autre venait de l’hôpital psychiatrique, situé de l’autre côté du boulevard et soufflé en très grande partie, où les personnels ont du, non seulement s’occuper de leurs patients, mais aussi faire face à des situations d’urgence : accueillir les blessés qui affluaient de la route et donner les premiers secours avec les moyens du bord. La tension anxieuse de ces situations se redoubla d’une blessure que produisit un reportage télévisé dans lequel un médecin du SAMU d’une ville lointaine les désignait à la caméra en décrivant leur sidération traumatique, là où, de dos, ils s’éloignaient accompagnant leurs patients qu’ils avaient réussi à apaiser. Cette chaîne de télévision et ce médecin les avaient trahis ; la honte retombait à tord sur eux. Le dernier groupe avait été confronté à une situation totalement inattendue et pour laquelle personne n’est vraiment préparé. Les psy, de nos jours, se retrouvent dans des lieux et des fonctions improbables, particulièrement ceux où la mort est présente, déjà là ou à venir. L’explosion a tué trente et une personnes et les morts étaient là sur les bras de la police et de la justice, dans un lieu improvisé où ils furent regroupés en attendant leur identification. Ils ne savent comment faire face aux familles, il leur manque un maillon. Les psy sont conviés à faire le lien entre les cadavres et les familles, à demander comment ils étaient vêtus en partant le matin, un détail… puis aller vérifier dans la salle mortuaire, revenir vers la famille, faire l’annonce et les accompagner auprès du mort.
Nous avons pu travailler toute la journée, par groupe. Il aurait fallu beaucoup plus de temps pour écouter ce courage à faire face, à ne pas avoir reculé, ni fui au prétexte que ce n’était pas leur tache…
Nous avons fait ce que l’on appelle du débriefing, pas de l’abréaction. Nous avons donné la possibilité à ces personnes de prendre la parole sur une expérience traversée, collectivement certes, mais avant tout individuellement. Ainsi, ce qui guide notre action est de sortir le groupe de l’isolement et de dégager le sujet du groupe. Pour un temps, il est déterminant de maintenir ce qui a constitué, dans la situation, le groupe pour pouvoir le dénouer, et non pas le défaire. L’objectif n’est pas de casser le groupe, mais de dénouer les questions qui faisaient imaginairement groupe pour eux.
Pour cela il n’y a pas de protocole préétabli, pas de recette exportable. Il faut, chaque fois, inventer en fonction du lieu – cela se passe souvent sur le lieu des autres, pas dans son cabinet, ni dans son institution – et des circonstances. Pendant les temps de voyage qui m’amenaient sur les lieux, je me suis souvent demandé comment j’allais m’y prendre. Finalement je n’ai jamais établi de conduite à tenir a priori. En fait, je m’en suis toujours remis aux aléas de la rencontre. Cette position subjective ne relève pas d’une négligence, d’un « on verra bien », mais de ce que l’on apprend de la psychanalyse : rester disponible aux autres et ouvert aux risques de la surprise.