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J53 , Orientation

De l’écoute à la lecture

03/07/2023
Esthela Solano-Suarez

Une analyse est une expérience de parole à laquelle un parlêtre peut se risquer. S’adressant à un analyste, il attend de recevoir une réponse susceptible d’éclaircir l’énigme de ce qui dysfonctionne en lui, creusant une dysharmonie au plus intime de soi comme relevant du plus étranger à soi, non sans l’affecter.

L’adresse à un analyste comporte une supposition, laquelle est soutenue par une croyance. Croire que ce dont on souffre veut dire quelque chose dont le sens échappe, s’avère être la prémisse d’une véritable demande d’analyse.

Une demande de sens donc, susceptible d’éclairer ce que veut dire l’opacité en jeu. D’entrée de jeu surgit le pivot d’où s’articule la place du sujet supposé savoir, dont le leurre consiste à croire que l’analyste est supposé pouvoir apporter un signifiant qui viendrait donner du sens au signifiant énigmatique dont le parlêtre pâtit. C’est le piège de la demande et ce que l’analysant en puissance redoute le plus : que l’analyste puisse croire que sa personne est convoquée en tant que sachant. Occuper la place d’un analyste digne de ce nom exige de lui qu’il n’en endosse pas le costume1Cf. Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 248-249., lequel ne ferait de lui qu’un pantin ridicule.

Cerner les coordonnées de ce qui relève de la plainte du sujet, corrélée à une souffrance, sera de mise. Tact, prudence et goût du détail seront au rendez-vous chez l’analyste. Un intérêt porté sur la particularité de la situation qui lui est exposée, son souci de précision, convoquera une façon de dire où certains dits prendront du relief.

Du flot de parole de celui qui parle, l’analyste peut faire entendre non pas des mots, mais des signifiants. Notamment un signifiant qui, par son insistance, par sa consistance sonore, représente le sujet et peut prendre la valeur du signifiant du transfert. La bascule se produit au moment où l’analyste introduit l’analysant vers une autre dit-mension, celle de l’inconscient, comme étant un savoir dont le sujet peut se déchiffrer2Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent »leçon du 13 novembre 1973, inédit..

Freud en a ouvert la voie : inaugurant un discours inédit, le discours analytique, il démontrera que les symptômes, les rêves, les lapsus, peuvent être déchiffrés révélant un sens relatif au savoir inconscient. Le travail de chiffrage de l’inconscient qui s’accomplit dans les rêves, véhicule une satisfaction du désir non sans produire un « gain de plaisir ». Le sens du symptôme déchiffré met en évidence un savoir-faire de l’inconscient avec les signifiants de lalangue, non sans accomplir une secrète satisfaction pulsionnelle.

L’interprétation freudienne relève du sens, révélant une vérité relative au sens sexuel.

L’expérience freudienne bute sur la difficulté de la fin de l’analyse, le constat d’un roc indépassable dont la castration est la clé, et le refus de la féminité son corollaire. Le constat de « restes symptomatiques » sollicitant la reprise régulière de l’analyse est conforme à l’idée d’une analyse sans fin.

Jacques‑Alain Miller accorde que cette difficulté relève de la modalité d’interprétation centrée sur le sens. Dans la mesure où l’expérience de la parole est celle de la fuite du sens et du manque du vrai sur le vrai, le processus de déchiffrage ne trouve pas son point de finitude3Cf. Miller J.-A., « Un rêve de Lacan », Le Réel en mathématique, Paris, Le Seuil, 2004, p. 127.. Il remarque que Freud en interprétant le symptôme dans le cadre de la dialectique œdipienne, en prolongeant la métonymie de la jouissance, recouvre de signification le signifiant du symptôme qui opère hors-sens. Il en oppose l’opération de Lacan qui consiste à déplacer l’interprétation du ternaire œdipien vers un ternaire qui ne fait pas sens : le cadre borroméen4Cf. Miller J.-A., « Lire un symptôme », Mental, n° 26, juin 2011, p. 57..

Depuis cette perspective, c’est le statut et le fonctionnement même de l’interprétation qui change, passant de l’écoute du sens à la lecture du hors-sens, ajoute J.‑A. Miller dans ce texte.

Allons donc vers cette nouvelle perspective.

Dans le cadre du nœud borroméen qui noue trois consistances, soit réel, symbolique et imaginaire, leur mise à plat permet de localiser que le sens trouve sa place dans l’intersection de l’imaginaire et du symbolique. Le sens est ce qui répond dans l’imaginaire au symbolique. Si l’imaginaire se supporte de la consistance de l’image du corps, Lacan en déduit qu’il y a parenté de la bonne forme avec le sens, auquel cas, la consistance supposée au symbolique se fait accord de cette image primaire5Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I », leçon du 21 janvier 1975, inédit.. On sait que pour qu’il y ait nœud, l’imaginaire et le symbolique ne suffisent pas, il faut y ajouter l’élément tiers, le réel.

« Le réel [selon Lacan] se fonde pour autant qu’il n’a pas de sens, qu’il exclut le sens, ou, plus exactement, qu’il se dépose d’en être exclu6Lacan J., Le Séminaire, livre XXIIILe Sinthome, texte établi par J.‑A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 65. ».

Lacan, dans sa visée d’extraire la psychanalyse de l’impasse freudienne, déporte l’interprétation du sens visant la vérité vers l’existence d’un réel, afin de faire passer l’opération analytique de l’impuissance à l’impossible. Pour cela, il s’appuie sur la logique dont Aristote fait le pas inaugural en vidant les dits de leurs sens. « Par-là, il nous donne idée de la dimension du réel, [en passant] par l’écrit7Lacan J., Le Séminaire, livre XXIopcit., leçon du 12 février 1974, inédit. », indique Lacan.

À ce propos, J.‑A. Miller souligne que « le langage en tant que tel – notre blabla habituel – n’accède à aucun réel. Simplement, le langage suppose l’être à certains mots8Miller J.-A., « Un rêve de Lacan », op. cit., p. 127.». En conséquence, il est nécessaire que le langage fasse sourdre « le réel [comme étant] le produit hors-sens d’un discours9Ibid., p. 128. ». En l’occurrence, la logique et le discours mathématique sont en mesure d’aboutir à une démonstration d’impossibilité. Le réel de Lacan, hors-sens et sans loi, touche à l’impossibilité d’écriture du rapport sexuel chez les êtres parlants.

C’est l’orientation proposée par Lacan quand il indique que, si « l’analyse […] c’est la réponse à une énigme », dans ce cheminement, « il faut garder la corde. […] si on n’a pas l’idée d’où ça aboutit, la corde, soit au nœud du non-rapport sexuel, on risque de bafouiller10Lacan J., Le Séminaire, livre XXIIIopcit., p. 72. ».

Si l’inconscient est une formation langagière, et que le langage véhicule l’Un, l’Un du signifiant il s’en déduit que « de l’inconscient tout Un, en tant qu’il sus-tend le signifiant en quoi l’inconscient consiste, est susceptible de s’écrire d’une lettre11Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, «R.S.I »leçon du 21 janvier 1975, Ornicar ?, n° 3, mai 1975, p. 107. ». Par ce biais, l’inconscient prend le statut d’un écrit. Lacan ajoute que l’écriture de la lettre « c’est cela même que le symptôme opère sauvagement », d’où provient « ce qui ne cesse pas de s’écrire dans le symptôme12Ibid. ».

D’où l’importance de cette référence à l’écriture pour cerner la répétition.

Si l’inconscient et le symptôme relèvent de l’écrit, le statut de l’interprétation change en passant « de l’écoute du sens à la lecture du hors-sens ». Lire un symptôme « consiste à mettre à distance la parole et le sens qu’elle véhicule à partir de l’écriture comme hors-sens, comme Anzeichen, comme lettre13Miller J.-A., Lire un symptôme, op. cit., p. 57. ». Cela consiste « à sevrer le symptôme de sens14Ibid. », car « à nourrir de sens le symptôme, soit le réel, on ne fait que lui donner continuité de subsistance15Lacan J., La Troisième, Paris, La Divina, Navarin Éditeur, 2021, p. 42.  ».

Lacan indique que, si dans la pratique analytique on opère à partir du sens, il ne néglige pas de préciser que « d’un autre côté, ce sens, vous n’opérez qu’à le réduire16Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I »leçon du 10 décembre 1974, Ornicar?, n° 2, mars 1975, p. 91. ». Réduire le sens vise à avoir une incidence sur le réel de la jouissance en évidant le sens sexuel qui recouvre son opacité. L’interprétation alors va prendre appui sur ce qui est lisible dans ce qui s’entend dans les dits de l’analysant. Et pour cela, elle recourt à ce qui est fondamental au symbolique, la dimension de l’équivoque, « lequel comporte l’abolition du sens17Lacan J., La Troisièmeopcit., p. 42. ». La lisibilité comme fondement de l’interprétation de l’analyste s’oriente de la sonorité du signifiant en écartant la finalité de signification. La dimension sonore isolée par la coupure des dits, fera passer le dit au dire.

Le dire est un événement, et fait événement de corps si la sonorité du dit consonne avec les traces laissées par lalangue dans le corps. Dans ce cas, le symbolique peut avoir une incidence sur le réel parasite de la jouissance, en rendant possible d’isoler un « j’ouïs-sens. C’est la même chose [ajoute Lacan] que d’ouïr un sens18Lacan J., Le Séminaire, livre XXIIILe Sinthome, opcit., p. 73. ».

Le lisible, résultat d’une opération analytique fondée sur la coupure ‒ opération que Lacan songeait à élever « à la dignité de la chirurgie19Lacan J., Le Séminaire, livre XXV, « Le moment de conclure », leçon du 11 avril 1978, inédit.» ‒ faisant jaillir le hors-sens qui promeut l’équivoque, achoppera au bout du parcours sur l’illisible du sinthome, et dont la jouissance opaque, ayant été serrée, signe le plus singulier d’un parlêtre. Non sans que se dégage l’éprouvé d’une satisfaction nouvelle dégagée du pathos initial.

  • 1
    Cf. Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 248-249.
  • 2
    Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent »leçon du 13 novembre 1973, inédit.
  • 3
    Cf. Miller J.-A., « Un rêve de Lacan », Le Réel en mathématique, Paris, Le Seuil, 2004, p. 127.
  • 4
    Cf. Miller J.-A., « Lire un symptôme », Mental, n° 26, juin 2011, p. 57.
  • 5
    Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I », leçon du 21 janvier 1975, inédit.
  • 6
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXIIILe Sinthome, texte établi par J.‑A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 65.
  • 7
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXIopcit., leçon du 12 février 1974, inédit.
  • 8
    Miller J.-A., « Un rêve de Lacan », op. cit., p. 127.
  • 9
    Ibid., p. 128.
  • 10
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXIIIopcit., p. 72.
  • 11
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, «R.S.I »leçon du 21 janvier 1975, Ornicar ?, n° 3, mai 1975, p. 107.
  • 12
    Ibid.
  • 13
    Miller J.-A., Lire un symptôme, op. cit., p. 57.
  • 14
    Ibid.
  • 15
    Lacan J., La Troisième, Paris, La Divina, Navarin Éditeur, 2021, p. 42. 
  • 16
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I »leçon du 10 décembre 1974, Ornicar?, n° 2, mars 1975, p. 91.
  • 17
    Lacan J., La Troisièmeopcit., p. 42.
  • 18
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXIIILe Sinthome, opcit., p. 73.
  • 19
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXV, « Le moment de conclure », leçon du 11 avril 1978, inédit.