Les 53e Journées de l’École de la Cause freudienne nous proposent de revisiter l’interprétation qui ne relève ni d’un concept ni d’une technique, qui cependant fait partie intégrante de l’expérience analysante et de la praxis.
Interpréter, ponctuer, scander, couper, sont des verbes d’action. Que produisent-ils ? une incise dans la répétition ? un décalage dans l’attente du mot de l’analyste ? un texte à lire dans sa matérialité et ses effets de jouissance ? ou une place réservée à la vérité ?
Scander, ponctuer, couper, l’analyste en use pour produire un effet. Ce sont les moyens pour que l’inconscient interprète. Faut-il le pousser, cet inconscient, ou ne pas le pousser ? Lacan reprend cette question freudienne dans la dernière leçon du Séminaire qui vient de paraître, La logique du fantasme1Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2023, p. 410..
Moyens et résistances, versus analysant et versus analyste
Freud a avancé à de nombreuses reprises que la résistance à guérir, les défenses qui se lèvent – qu’il tentera de différencier du symptôme – font partie du cours d’une analyse. Toutes les thérapies court-circuitent ces résistances.
La temporalité particulière de l’expérience analytique éloigne définitivement la psychanalyse d’un traitement préventif. Ses incidences et l’interprétation qui peut s’en produire ne sont pas prédictibles. Freud le dit clairement dans son article « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin » : « nous n’avons aucun moyen de prévoir le destin ultérieur d’une guérison2Freud S., « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », Résultats, idées, problèmes, tome II, 1921-1938, Paris, PUF, 1985, p. 238. ». Cette question le préoccupera jusqu’au bout. Dans cet article, il décline les nombreuses illusions de la prévention en psychanalyse, qui s’étayent sur un modèle assez simple. Si l’on sait de quoi l’on souffre, on devrait pouvoir s’en prévenir. Cette pente de l’analyste à expliquer ses tendances à l’analysant va toujours contre la temporalité particulière de l’ici et maintenant, qui presse « à dire maintenant » et qui, paradoxalement, ouvre la voie de la répétition.
Scander, ponctuer, couper, interpréter donc, s’opposent à « un reste de ce mépris impatient avec lequel une période antérieure de la médecine avait considéré les névroses comme des suites superfétatoires de dommages invisibles. Dès lors qu’on était obligé de s’en occuper, on voulait du moins en finir avec elles le plus tôt possible3Ibid., p. 231. ». C’est par cette remarque que s’ouvre l’article de Freud de 1937 faisant valoir les défenses côté analyste. Cette pente de l’analyste à expliquer sur laquelle insiste Freud, Lacan l’a entendue comme une résistance de l’analyste. Il considère a contrario le temps présent de la séance, l’hic et nunc, avec la façon dont l’analyste loge sa présence. Cet usage de sa présence est un effet de la non-résistance de l’analyste.
Traitement de la répétition
Freud n’a jamais cessé d’indiquer que toute analyse est faite d’incises, d’actes de l’analyste, qui ne cessent de couper le texte de l’analysant. Freud rappelle sa manœuvre de fixer un terme aux séances avec Serguei, l’homme aux loups. Il l’annonce à son patient. Il qualifie cette manœuvre de « mesure d’extorsion » et de « moyen technique violent ». Il précise : « Une fausse manœuvre est irréparable […] le lion ne bondit qu’une fois4Ibid., p. 240. ».
Remarquons dans cet article l’invitation freudienne à être attentif au transfert négatif et à la mise en acte des mécanismes de défense. Il ajoute « qu’une relation de transfert ne peut jamais être purement positive5Ibid., p. 237. ». Freud voit là le signe de ce qui fait point de butée : le roc de la castration. Une force pulsionnelle ramène toujours au même. Freud opte pour « le “domptage” de la pulsion » et ajoute que cela ne serait pas souhaitable de faire disparaître une « revendication pulsionnelle6Ibid. ». Pourtant, Freud nous invite à ne pas reculer devant le traitement de cette pulsion, qui reste un traitement avec fin et sans fin, conseillant aux analystes un autre tour régulier de leur travail analytique personnel.
Pour Lacan, cette dimension pulsionnelle reste inéliminable. Lacan propose avec son abord de la répétition, dont il fera un concept dans le Séminaire XI, un au-delà du roc de la castration.
Scander, ponctuer, couper s’opposent au penchant conclusif de l’énonciation de l’analysant et, ce faisant, traitent la répétition. L’insistance de l’analysant à dire la même chose ne fait pas tomber les signifiants de la répétition. Et pourtant, avec Lacan, nous ne pouvons pas considérer cette répétition comme une résistance. Relevons ici, le terme de praxis utilisé par Lacan pour élever à l’acte de l’analyste, les modalités de l’action, scander, ponctuer, couper.
Avec fin et sans fin
L’incidence produite par ces verbes d’action n’a rien d’accidentelle. Elle est provoquée par la présence de l’analyste qui condense le temps et fait passer l’énoncé de l’analysant au dit. Ainsi, interpréter ne cesse d’ouvrir sur un travail en devenir et s’éloigne de tout modèle, celui-ci se référant toujours à l’imaginaire ; « On recourt donc à l’imaginaire pour se faire une idée du réel […], écrivez-le sphère7Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 16 novembre 1976, Ornicar ?, no 12/13, décembre 1977, p. 7. ».
Si l’idéal de toute thérapie répond à la formule latine Tuto, cito, jucunde8Cf. Freud S., « De la psychothérapie », La Technique psychanalytique, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2007, p. 32., « Sûrement, rapidement, agréablement », la psychanalyse, dès ses débuts, s’oriente d’une autre boussole. « On n’aura pas recours à la psychanalyse là où il s’agit d’éliminer rapidement des phénomènes menaçants9Ibid., p. 35. ».
À ce propos, Freud répond à Ferenczi non sans humour sur les exigences attendues d’un analyste10Cf. Freud S., « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », op.cit., p. 262-263. dans un passage qui sera plus tard commenté par Lacan : il y a peut-être des psychothérapeutes, mais « il n’y a pas das Analysieren11Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 193. ». Il n’y pas l’analyste qui sait scander, ponctuer, couper, mais il lui arrive de pousser l’inconscient de façon à ce qu’il y ait du psychanalyste. La pulsion est du côté de l’infini, c’est pourquoi l’analyste n’en a jamais fini avec son inconscient.
Laurent Dupont, dans un article paru en 2019, reprend le titre freudien « Analyse avec fin et analyse sans fin ». Le commentaire qu’en fait Jacques-Alain Miller met l’accent sur la lecture du « sans fin ». « Être analyste, ce n’est jamais que travailler à le devenir. L’analyse finie, disais-je, est aussi infinie12Miller J.-A., « Présentation du thème des Journées de l’ECF 2009 : comment on devient psychanalyste à l’orée du XXIe siècle : perspective de politique lacanienne, seconde intervention », La lettre mensuelle, no 279, juin 2009, p. 4. ». « Et ce n’est pas ou », comme le souligne précieusement L. Dupont : « Quelque chose finit et quelque chose continue. Je propose que ce “ET” est la réduction de ce toujours en devenir.13Dupont L., « Toujours en devenir », Hebdo Blog, no 163, février 2019, disponible sur internet. »
Le traitement de la répétition permet l’entame de la jouissance permettant que quelque chose finisse. En même temps, cela ouvre sur l’analyste toujours en devenir.
Les 53e Journées de l’École de la Cause freudienne nous permettront de déplier comment l’inconscient freudien est l’inconscient interprète. Interpréter, scander, ponctuer, couper sont, dans la praxis, autant de façons de raser le sens.