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J46 - L'objet regard, Une lecture du discours courant

Dans le luxe, c’est du regard que l’on consomme

© J. Fournier. Photo P. Metz. LM
03/11/2016
Laurent Dupont

CB News, le 16 juin 2016, le titre de l’article accroche mon regard : « Les marques de luxe connaissent 80 % de leurs clients par leur nom [en magasin].1CB news, article d’Armelle Nebia posté le 16 juin 2016 sur une étude du Digital Frontier 2016 intitulée « Digital Luxury is turning Mainstream », signée Contactlab et Exane BNP Paribas.» Ma première réaction est de penser que c’est énorme. Et d’imaginer, chaque fois que l’un de ces noms entre dans le magasin, un bonjour feutré de la vendeuse ou du vendeur : « Bonjour M. X », « Bonjour Mme Y, enchanté de vous revoir ». Et puis, cela ne m’apparaît plus si extraordinaire si je pense que le luxe s’adresse à un petit nombre de personnes. Finalement, le traiteur italien à côté de mon cabinet m’appelle par mon prénom.

À y regarder de plus près, cette étude nous regarde. En fait, il ressort que désormais 73 % des achats de produits dits « de luxe » se font par internet. Et les acheteurs (dans le luxe, ce ne sont pas des consommateurs) dépensent jusqu’à 50 % de plus que ceux qui vont en magasin. Massimo Fubini, PDG de Contactlab, explique dans un communiqué que « les marques de luxe doivent changer de regard, et se rendre compte des gains mutuels qui peuvent résulter d’une meilleure relation digitale avec leurs clients ». En fait, ce que veut dire M. Fubini, qui n’a pas lu Lacan, c’est que les marques de luxe devraient nous voir autrement. Ce que signifie relation digitale, c’est que la question du marketing par mail est cruciale. En effet, les mails se doivent d’être de plus en plus personnalisés, c’est la clef du succès. On doit vous appeler par votre nom, parler de vous, flatter votre ego et votre narcissisme et là, BINGO ! Vous dépensez 50 % de plus en produit de luxe. C’est le regard logé au rang du narcissisme, i(a) trouve à s’habiller de luxe.

Finalement, ça a toujours été un peu comme cela.

Quand je travaillais dans la publicité, il y avait deux types de marques de luxe : celles qui justifiaient leur prix en vous faisant visiter leurs ateliers, en vous faisant toucher les matières, où et comment ils les choisissent, comment ils les travaillent. Bref, le luxe au Nom-du-Père, avec la tradition, le savoir-faire, le luxe où le savoir est détenu par l’Autre et se transmet.

Et puis il y avait les marques dont le prix dépendait du faire savoir. Ce luxe-là est très bien exposé dans Le diable s’habille en Prada2Le diable s’habille en Prada, comédie dramatique américaine réalisée par David Frankel et produite par Wendy Finerman, 2006.. Là, la subjectivité de quelques uns qui font office de prescripteurs s’impose aux autres. Ils nous regardent, nous les voyons comme des « leaders d’opinion » et nous achetons. Le savoir inclus dans le produit est relégué derrière la fonction d’objet a du produit, sa valeur marchande n’y change rien. Ce n’est pas le savoir qu’il contient, mais bien la jouissance qu’il procure au travers de 1) comment l’Autre le voit, 2) comment j’imagine que les autres me verront, 3) comment l’objet me regarde, 4) comment j’imagine que l’Autre qui le voit me regarderait.

La dialectique de ce luxe-là est une relation imaginaire sur l’axe a-a’, où se dénude le risque du déchet. La pulsion scopique enserre l’objet, dans ce cas, avec la trajectoire d’un coup de fouet. On dompte le regard avec un fouet. Dans son intervention au Parlement de Montpellier, Jacques-Alain Miller apporte un point lumineux pour comprendre notre complicité à cette opération de séduction : « Ce qui inhibe [le névrosé], c’est de se sentir regardé, promis à être jugé, incessamment jaugé. Il est aux prises avec un regard chargé des propriétés du symbolique, qui calcule, évalue, condamne… Voilà en quoi c’est un regard mortifiant3Miller J.-A., « Conversation sur le Sinthome », Conversation clinique Uforca, Montpellier, mai 2011, inédit.».

Avec le propos de cette étude, c’est une étape nouvelle qui est franchie : fini le savoir-faire inclus dans le produit, fini également le leader d’opinion opérant un faire savoir sur le produit. M. Fubini de Contactlab le dit ainsi : « Aujourd’hui, une des clefs du succès dans le luxe est d’être capable de se servir de ces données [personnelles] pour inciter les clients à l’achat avec des techniques toujours plus personnalisées. »

Le savoir en jeu concerne le client lui-même. Il suffit de vous dire par mail : « Bonjour M. Untel… », de se rappeler de vous, de vous glisser quelques infos personnelles et hop, ni vu ni connu, vous dépensez 50 % de plus. Donnant raison au propos de Lacan : « Mais c’est plutôt l’attention de ce qui vous regarde qu’il s’agit d’obtenir. Car de ce qui vous regarde sans vous regarder, vous ne connaissez que l’angoisse.4Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, p. 193-194. »

L’autre jour, mon traiteur italien m’a dit : « Bonjour Laurent, Alors ces J46, ça va ? Ça se présente bien ? » Et tac, je lui ai acheté 50 % de pizza en plus.


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    CB news, article d’Armelle Nebia posté le 16 juin 2016 sur une étude du Digital Frontier 2016 intitulée « Digital Luxury is turning Mainstream », signée Contactlab et Exane BNP Paribas.
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    Le diable s’habille en Prada, comédie dramatique américaine réalisée par David Frankel et produite par Wendy Finerman, 2006.
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    Miller J.-A., « Conversation sur le Sinthome », Conversation clinique Uforca, Montpellier, mai 2011, inédit.
  • 4
    Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, p. 193-194.