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J50 - Attentat sexuel, Orientation

Couverture, manteaux, noyau

© AKOM
19/06/2020
Deborah Gutermann-Jacquet

Le secret renvoie aussi bien à ce qui est tu, qu’à ce qui est caché. Pour autant, le silence qui nimbe le mystère n’a pas la même valeur si ce qui se cache est refoulé ou insu, ou bien s’il s’agit d’un pur évitement de la parole, recouvrant un événement fâcheux, que le sujet connaît trop et aurait à cœur d’oublier et de faire ainsi passer à l’archivage. Entre la dimension consciente du secret, et sa dimension inconsciente, il y a un écart, au sein duquel on retrouve les trois catégories logiques du dit distinguées par Lacan. L’imaginaire, le symbolique et le réel. Trois dimensions comparables à la structure de la terre : couverture sédimentaire, manteaux et noyau, ces rapprochements invitant à procéder à la géologie du secret étant inspirés par Freud comparant l’analyse à l’archéologie, lui qui dans l’Entwurf comme dans la lettre 52 à Fliess1Cf. Freud S., Lettres à Wilhelm Fliess 1887-1904, Paris, PUF, 2006. tentait de topographier le chemin, de l’inconscient au conscient, à partir des différentes inscriptions qui s’opèrent et dont le sujet peut, ou non, retrouver la trace laissée, jusqu’au point du refoulement originel et non accessible.

Structure en étoffe du secret

Si nous opérions une géologie du secret, nous trouverions au niveau de la couverture sédimentaire ce qui s’apparente à l’image du secret, soit à la fixité presque photographique qui capte la fascination et vous regarde, ou vous aveugle plutôt et fait obstacle à l’en-dessous. Si l’on creuse la terre comme on creuse le dit, on trouverait à l’étage inférieur, dans les manteaux supérieurs et intérieurs, les deux valences de la parole : énoncé conscient et énonciation inconsciente, parole vide et parole pleine. Il y a, même dans l’énoncé du secret, une façade. Aussi, il ne suffit pas de révéler un secret pour que « le secret de la parole » se révèle. Une équivoque peut en effet, au sein de la révélation d’un secret en dévoiler un autre, qui gisait sous l’énoncé, et délester le sujet de la captation qu’opérait sur lui cette épaisse couverture du secret.

Au Séminaire VI2Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A Miller, Paris, Éditions de La Martinière/Le Champ Freudien, Juin 2013. – où il est autant question du vœu secret niché au cœur du rêve du père mort ou de celui du patient d’Ella Sharpe que du désir secret d’Hamlet –, c’est l’enjeu phallique qui se dégage comme le cœur, ou le nœud de l’affaire. Jacques-Alain Miller, déployant ainsi le rêve d’une femme qui cache qu’elle a un homme, fait valoir, de manière volontairement ambiguë, que le secret de cette femme « c’est qu’elle en a un » (de secret, surtout, plus qu’un homme caché)3Miller J.-A., « De la nature des semblants », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 19 février 1992, inédit..

Cette notation indique également qu’au-delà de la dimension symbolique, l’important est moins le contenu, que le contenant : ce qui enserre, et donne aussi consistance au mystère, pour reprendre la figure heideggerienne du vase utilisée par Lacan au Séminaire VII4Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A Miller, Paris, Seuil., 1986, p. 145. pour dégager la Chose, Das Ding, dont Lacan évoque justement le secret. Un secret, qui, cette fois, ne peut être dévoilé, et se referme sur lui-même. C’est là que s’atteint la troisième strate géologique, celle du noyau.

Mais, il y a la structure du secret, qui nous conduit de la couverture au noyau, et il y a l’éprouvé du secret, lorsque ce dernier consonne avec la malédiction. Là, l’étoffe est la même, la couverture et les manteaux sont bien là pour protéger le noyau, et ce noyau, qui est de jouissance, est certes, pour une part indicible, mais encore faut-il, en avoir fait le tour et avoir tenté d’en arracher la part dicible.

Secrets de famille

Si les secrets du sujet sont de trois ordres, ceux qui le captent (imaginaires), ceux qui se révèlent (symboliques) et ceux qui se referment sur lui (réels), au fond, il est toujours, et de structure, otage du secret. C’est vrai au carré lorsqu’il porte à son insu le poids d’un secret de famille, qui se perpétue à travers lui. À défaut de s’être inscrit dans l’histoire, le secret, loin de disparaître, grossit du silence, et ressurgit, sous des formes masquées, à chaque génération. Il peut, à l’occasion, prendre une valeur de tragédie, chacun se retrouvant à payer le tribut, la dette des générations, au prix fort.

C’est ce que Lacan évoque au Séminaire VII, lorsqu’il aborde la tragédie d’Antigone et l’Atè, ce malheur, dont « on s’approche » ou « ne s’approche pas », et, ajoute-t-il : « Quand on s’en approche, c’est en raison de quelque chose qui est lié dans l’occasion à un commencement et à une chaîne, celle du malheur de la famille des Labdacides5Ibid., p. 306.. » Du crime d’Œdipe, les enfants, qu’ils le veuillent ou non, sont solidaires. Et prendre à sa charge la dette, comme l’indique Lacan, est sans doute la voie qui permet de ne pas se condamner à un malheur encore plus grand.

Faire passer le secret de famille dans le Verbe, c’est le faire passer dans l’histoire, aussi inavouable croyait-on qu’il fut. On soulève la couverture, on ôte les lourds manteaux, et on se cogne au noyau du secret, pour qu’ensuite, il déconsiste et cesse de faire destin d’une part, et que, d’autre part, il se rétracte, laissant à lui-même le noyau véritable, celui, inconnaissable, dont l’écorce ne peut se briser, intact.

Formica-leo

Dans Une histoire sans nom, Barbey d’Aurevilly explore justement cette dimension du secret de famille et la stricte répétition d’un drame sur deux générations au moins. Drame silencieux et inconscient qui met en scène une mère et sa fille. Une mère « tombée […] parce qu’elle aimait », et dont l’ »heureuse chute» silencieuse et secrète se répercute, à la génération suivante sur sa fille, Lasthénie, celle qui ne sait rien de cette histoire et vit sans passé6Barbey d’Aurevilly J., Une histoire sans nom, Paris, Flammarion, 1990, p. 59..

Car Lasthénie est née de la faute, et de la transgression des interdits. Là où la mère est enlevée, enceinte, par l’homme qu’elle aime, Lasthénie est autrement enlevée : elle est violée par le capucin que les deux femmes, dévotes, hébergent chez elle. Le signifiant enlèvement a ici toute sa place. Il trace la continuité de cette histoire sans nom, du secret de l’une au secret de l’autre.

Secret tombé dans un trou au temps 1, et dont la résurgence au temps 2 se fait sous les allures grimaçantes de l’abject : de l’enlèvement romanesque du temps 1, on passe à l’enlèvement comme prise d’assaut au temps 2, mise en acte non romancée de l’histoire, sous les espèces du viol. Enlèvement, dès le XVIe siècle, connote en effet la prise d’assaut, et dans l’ordre de la prise, la première, par l’épaisse consistance de son secret, rejaillit au temps 2 dépouillée de tout ornement pour ne faire ressortir que son horreur.

Ce drame secret est présenté comme la conséquence d’un trou dans l’histoire, Barbey indiquant que Lasthénie « n’avait point de passé7Ibid., p. 65.». Trou qui occupe à lui seul une place de choix dans le récitAussi bien la seule nomination possible de cette histoire sans nom pourrait-elle être approchée par le signifiant énigmatique de « trou de Formica-leo8Ibid., p. 59.», par lequel l’écrivain désigne d’abord le trou dans lequel les deux recluses vivent, perdues dans les noires montagnes des Cévennes.

Formica-leo, nom emprunté au cratère volcanique de la Fournaise renvoie étymologiquement à fourmi-lion : « la larve de cet insecte se creuse dans le sable un trou auquel elle donne la forme d’un entonnoir ; tapie au fond, elle attend qu’une proie passant sur le bord perde l’équilibre et tombe9Ibid, note 19, p. 164.». C’est ainsi le nom de différentes perditions : le trou qui figure la chute (de la mère comme de la fille), mais aussi le trou de l’histoire, les deux étant enfouis, avec les deux héroïnes, dans ce décor sombre, à la topographie abrupte.

Couverture et manteaux recouvrent ainsi ce qui s’apparente à un noyau dur. Noyau formé pour une part de l’écorce du secret de la faute, et pour l’autre part du sans-nom de la jouissance féminine. Formica leo.


  • 1
    Cf. Freud S., Lettres à Wilhelm Fliess 1887-1904, Paris, PUF, 2006.
  • 2
    Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A Miller, Paris, Éditions de La Martinière/Le Champ Freudien, Juin 2013.
  • 3
    Miller J.-A., « De la nature des semblants », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 19 février 1992, inédit.
  • 4
    Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A Miller, Paris, Seuil., 1986, p. 145.
  • 5
    Ibid., p. 306.
  • 6
    Barbey d’Aurevilly J., Une histoire sans nom, Paris, Flammarion, 1990, p. 59.
  • 7
    Ibid., p. 65.
  • 8
    Ibid., p. 59.
  • 9
    Ibid, note 19, p. 164.