Agrégée et docteur en histoire, Clémentine Vidal-Naquet est l’auteur de Couples dans la grande guerre. Le tragique et l’ordinaire du lien conjugal (Paris, Les Belles Lettres, 2014). Elle s’entretient avec Daphné Leimann et Agnès Vigué-Camus.
J45 : Que retenez-vous des millions de lettres que s’échangent des couples durant la guerre de 1914 ?
C. V.-N. : J’ai repéré dans ces correspondances une forme d’accommodement à la guerre qui s’installe au sein du couple. Le rituel épistolaire, avec la fréquence et la régularité des lettres, installe une certaine normalité au sein d’un évènement paroxystique, une guerre extrêmement meurtrière.
J45 : Vous écrivez que ce travail « s’inscrit dans les gender studies ». Comment pourriez-vous présenter la relation que les épistoliers entretiennent avec la manière d’écrire l’intime selon qu’ils sont homme ou femme ?
C. V.-N. : J’ai travaillé sur soixante-quinze correspondances de couples séparés par la guerre. À cette échelle, il me semble difficile de distinguer une façon féminine ou masculine d’écrire l’intime. J’ai surtout été frappée par la grande convergence dans la façon d’écrire au sein d’un même couple. Plus que des distinctions de genre, j’ai donc plutôt repéré des ressemblances et des différences d’un couple à l’autre. Je ne peux donc dresser ici un panorama de ce que serait une façon féminine ou masculine de parler de la sexualité.
Certains conjoints n’évoquent absolument pas cette question tandis que d’autres, au contraire, explicitent le désir sexuel ou apprennent, au fur et à mesure des lettres, à l’exprimer : et dans tous les cas, l’expression est construite au sein du couple. C’est à l’échelle du couple, en effet, qu’on ajuste non seulement ce qui peut être dit, mais aussi le vocabulaire. C’est à cette échelle, aussi, que se joue l’équilibre fragile entre ce qui peut être dit et non-dit, entre ce qui est de l’ordre de l’impudeur et ce qui est permis. Le dicible et l’indicible au sujet de la mort, de la guerre mais aussi autour de l’intime se négocie donc sans cesse, se construit d’une lettre à l’autre.
J45 : Comment, à votre avis, le quotidien peut-il avoir un poids alors que l’horizon de la mort est si proche ?
C. V.-N. : Les correspondances sont par moments très émouvantes. Mais, dans leur ensemble, elles sont aussi très répétitives, presque ternes parfois. Je trouvais gênant l’ennui que je ressentais à la lecture de certaines lettres, jusqu’au jour où j’ai compris que c’était dans l’ennui que se situait peut-être une part essentielle de ces correspondances. En commençant mon travail, je cherchais le paroxysme de l’amour, le paroxysme de la mort, je me trompais. L’essentiel se situait dans le banal, dans le quotidien. Bien entendu, à l’omniprésence du quotidien se superpose l’omniprésence de la mort. Le quotidien permet de conjurer la peur de la mort, tout comme la violence du conflit que le combattant perçoit dans ses aspects les plus crus, les plus obscènes.
Par correspondance, les couples partagent tous les détails du passé, des détails qui font espérer que la vie va reprendre. Ces couples se situent entre trois temps : un passé qui est illusoire car toujours parfait, un présent insoutenable qu’on essaie pourtant de partager et un lendemain qu’on espère pouvoir vivre. Mais finalement, le partage est illusoire et il est difficile, de part et d’autre, de partager son présent. Ce sont donc deux solitudes qui construisent cet objet que sont les correspondances.
J45 : Comment avez-vous fait couple avec ces lettres ?
C. V.-N. : La première correspondance que j’ai lue est celle de Maurice et Yvonne Retour. C’est une correspondance splendide. La famille avait retranscrit toutes les lettres et avait déposé le tapuscrit à la bibliothèque François Mitterrand. J’ai passé un mois avec Maurice et Yvonne Retour. Je suis entrée dans la correspondance sans aucune forme de retenue. Sans doute était-ce nécessaire et je ne suis pas contre le fait que les historiens puissent faire corps avec ce qu’ils lisent ou étudient. Je pense que l’on peut, d’ailleurs, composer avec sa propre émotion mais là, c’était un peu fort. J’étais avec les épistoliers, dans leur quotidien et le soir, j’évoquais ma lecture comme si je racontais ma journée : « Aujourd’hui Michel a fait ses premiers pas. » Mais Maurice Retour meurt en septembre 1915. Yvonne écrit alors une lettre bouleversante à son frère : « Je me sentais si sûre à son bras, si vaillante sous son regard, si heureuse dans notre intimité d’âmes que je me sens perdue sans lui. […] Quand je songe aux longues années qui s’ouvrent devant moi, je suis prise de vertige. » Bouleversante, cette correspondance – et sa fin tragique – a transformé, profondément, mon approche d’historienne. Elle m’a attachée immédiatement non seulement à ce couple-là mais à tous les autres, et elle m’a, surtout, donné une clé de lecture. J’ai compris alors que mon travail sur les couples pendant la guerre avait pour objet central non seulement le lien, mais aussi la mort.