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J46 - L'objet regard, Sublimations

Comment suis-je devenu un œil ?

© J. Fournier. Photo P. Metz. LM
01/09/2016
Catherine Lazarus-Matet

L’ « œil » a pour tâche de voir, écrit Philippe Costamagna1Costamagna P., Histoires d’œils, Paris, Grasset, 2016.. Mais de quel œil s’agit-il ? De celui qui se dit « œils » au pluriel, et qui désigne les rares experts à pouvoir identifier des tableaux inconnus. « On dit un œil, des yeux. Je voudrais, moi, vous parler d’un métier insoupçonné et fascinant, celui des « œils », ajoute-t-il. Ce qu’il désigne ainsi « œil », c‘est l’historien d’art qui « a pour fonction de découvrir des paternités aux tableaux à partir de son seul regard ». Ainsi, lui-même est célèbre pour avoir, entre autres, identifié une fameuse Crucifixion du Bronzino, saisissant la signature d’un reflet sur un orteil, par la grâce d’un rayon de soleil présent à cet instant. L’ « œil » qu’il est raconte comment il a tissé ensemble le regard et la vision pour devenir, en quelque sorte, une star de la peinture italienne du XVIe siècle.

Costamagna pourrait faire siens ces propos de Freud à Bruno Goetz : « Voir, toujours voir, garder les yeux toujours ouverts, se faire conscient de tout, ne reculer devant rien, toujours être ambitieux – cependant, ne pas s’aveugler, ne pas se laisser engloutir. L’émotion ne doit pas vous étourdir2Goetz B., « Erinnerungen an Sigmund Freud », Neue Schweitzer Rundschau, mai 1952, Zürich (Traduction de Paul Duquenne in La psychanalyse, n° 5, Paris, puf, 1959).». L’œil de l’ « œil » regarde mais n’est pas que vision, que perception sensible. Il regarde par le filtre d’un savoir acquis sur un artiste, un tableau, son support, une période. Un œil exercé par beaucoup de flâneries, de visites et de lectures : « Les œils observent, et l’observation déclenche un processus dans leur mémoire, qui leur permet de voir. » Voir et observer, ce n’est pas la même chose. Pour voir ce Bronzino, il fallait le hasard qui allait le placer devant les yeux de l’ « œil », mais aussi tout un savoir sur le couple qui avait commandé la toile, son engagement religieux luthérien, et sur la complexité subjective du peintre, « courtisan et religieux, homosexuel et croyant », pour lui attribuer un Christ dépouillé, bien différent du style connu de Bronzino.

Allez savoir si le nacré sur l’orteil n’a pas résonné pour le découvreur comme un objet fétiche, sur son versant signifiant, une variante du Glanz auf der Nase. Mystère. Rien ne le dit.

L’auteur raconte comment il est « devenu un œil ». Son regard change au fil d’années d’études, de rencontres, de voyages. Élevé dans l’amour du beau, voile de la castration, puis plus tard curieux de la vie intime de l’art, entouré d’œuvres de Renoir chez un arrière-grand-père, il eut, enfant, une forte impression devant un tableau de Picabia (nous n’en saurons pas plus, et ce serait trop beau qu’il s’agisse de L’œil cacodylate…). Et il s’en tient au récit de ses rencontres, des femmes qui ont compté dans son parcours, des chocs esthétiques.

Cet « œil » offre cependant au lecteur un périple artistique réjouissant. S’il se contentait d’abord de voir, l’ « œil » « devait regarder et poser des questions aux objets ». L’ « œil » a donc un regard, une vision, de la curiosité et un désir de savoir. Et aussi une mémoire aiguisée, et une anxiété « nécessaire » qui est « un besoin de voir chaque tableau comme s’il n’avait jamais été vu auparavant ». L’ « œil » est cependant faillible et peut voir ce qu’il veut, aveugle en quelque sorte, ou ce que quelqu’un d’autre, possesseur d’une œuvre, veut qu’il voie, d’où quelques attributions de paternité scandaleuses par de célèbres « œils ».

Costamagna regrette l’époque d’avant celle de la culture de masse, celle où, selon lui, on voyait ce que l’on regardait. Cela fait écho à l’extension du domaine du regard qui fait dire à Gérard Wacjman qu’ « aujourd’hui il y a de plus en plus de regards et que l’on voit de moins en moins3Interview de G. Wajcman par M.-H. Brousse à propos de son livre L’œil absolu. Disponible en ligne ici.».

 


  • 1
    Costamagna P., Histoires d’œils, Paris, Grasset, 2016.
  • 2
    Goetz B., « Erinnerungen an Sigmund Freud », Neue Schweitzer Rundschau, mai 1952, Zürich (Traduction de Paul Duquenne in La psychanalyse, n° 5, Paris, puf, 1959).
  • 3
    Interview de G. Wajcman par M.-H. Brousse à propos de son livre L’œil absolu. Disponible en ligne ici.