« La comédie n’est pas le comique.1Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 261.» Elle ne se réduit pas au risible. Elle diverge aussi du mot d’esprit instantané, vif, fulgurant produit d’une rencontre en éclair et s’appuie sur un développement, une constance, une relation qui implique beaucoup plus ses protagonistes. Elle s’oppose à la tragédie ce qui suppose qu’elle ne peut se concevoir sans elle.
Lacan dans son Séminaire V, Les formations de l’inconscient, déploie ces points de comparaison afin de mieux situer la fonction de la comédie et en quoi elle intéresse la psychanalyse.
Comédie et tragédie
La comédie a été la représentation du rapport de l’homme à la femme qui fut l’objet d’un spectacle, tandis que la tragédie concernait le rapport de l’homme à la parole qui le prend dans sa fatalité conflictuelle. Dans la tragédie, l’homme y figure comme le jouet des dieux, victime d’un destin qui le précède dont il aura à assumer la faute, tandis qu’elle reste une « mise en forme théâtrale d’histoires visant à produire sur le public des affects de crainte et de pitié2Regnault F., La doctrine inouïe, Paris, Hatier, 1996, p. 99.». La comédie n’est pas non plus sans lien avec la cathartique tragique et ne peut être considérée sans elle. Elle se présente au moment, dit Lacan, où le sujet et l’homme tentent de prendre un autre rapport à la parole que dans la tragédie. À ce propos, il nous invite à nous reporter à l’Ancienne comédie dont toutes les comédies découlent, particulièrement à celle d’Aristophane au 5e siècle av. J.-C. Il relève l’irrespect la caractérisant émergeant toujours dans quelques périodes de crise. Et ce n’est donc pas un hasard qu’Aristophane écrive ses comédies dans un moment critique que traverse Athènes, déchirée et ruinée par ses guerres, moment de détresse face à l’aberration du pouvoir et de déliquescence de ses institutions démocratiques. Aristophane tente un réveil « qui consiste à dire que l’on s’épuise dans une guerre sans issue et qu’il n’y a rien de tel que de rester chez soi bien au chaud et retrouver sa femme3Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 263.» ! Comment Aristophane s’y prend-il ?
Femmes et pulsion
Qui d’autre pourrait venir contester l’écueil de la norme masculine sinon des femmes ? Ainsi dans L’ assemblée des femmes, on y voit une meneuse, Gaillardine, rassembler les athéniennes, se travestir en homme afin de s’emparer du pouvoir. Dorénavant, place aux jouissances, plaisirs de la chair, dans tous les sens du terme. En matière de comédie Lacan recommande les pièces concernant les femmes et souligne le rôle spécial qui leur est dévolu. C’est par leur intermédiaire qu’Aristophane fait apercevoir que si l’État existe et la cité, c’est pour qu’on en profite et que tous participent au grand « repas communionnaire4Ibid., p. 262.» ! Par l’intermédiaire des femmes, Aristophane fait place à la pulsion car finalement qui sait mieux qu’une femme ce dont l’homme a réellement besoin ? Elles réintroduisent le bon sens par le retour aux besoins les plus élémentaires quand l’ordre social est perverti. Le bon sens représente la comédie et le rire note Lacan dans « Télévision ». Freud le formulait autrement en leur attribuant une forme de faiblesse du surmoi peu enclin aux grands idéaux collectifs. Mais ne nous y trompons pas, car une autre forme de surmoi se profile à l’horizon… quand le ça devient la norme et que la justice distributive s’en mêle. C’est ainsi qu’au fil de la comédie, à l’emprise de l’étroitesse de la norme phallique se substitue l’empire sans limite du ça « féminin ». On rit au départ de la destitution phallique toujours comique quand les femmes affublées de colifichets prennent le pouvoir, on déchante à la fin quand Big Mother impose un droit à jouir pour toutes. Ainsi comme Lacan le dira dans son Séminaire R.S.I.5Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », 1974-1975, leçon du 11 mars 1975, inédit., cette fois à propos de Lysistrata, pièce qui précède L’ assemblée des femmes aux accents tout autant actuels, on peut prendre la comédie des deux côtés : rire, ou la trouver amère. Ici l’abstinence sexuelle est requise et la grève du phallus proclamée par les femmes conduites par Lysistrata rassemblant ses concitoyennes afin de promouvoir la paix et « de délier les armées6Aristophane, Lysistrata, Paris, Les Belles Lettres, 2016.».
Comique et phallus
En tout état de cause, le phallus est dans le coup du comique. Le comique c’est le phallus en tant qu’il donne corps à l’Imaginaire et comme tous les comiques c’est un « comique triste7Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », op.cit., leçon du 11 mars 1975.». Ne rit-on pas de la chute du corps d’un autre à condition que son image soit prestigieuse voire infatuée ? C’est dans ce champ narcissique que Lacan situe les « chutes de tension8Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 131.» auxquelles les auteurs attribuent le déclenchement instantané du rire. « Le rire éclate pour autant que le personnage imaginaire continue dans notre imagination sa démarche apprêtée alors que ce qui le supporte de réel est là planté et répandu par terre.9Ibid.» Il s’agit toujours d’une libération d’une image, de la contrainte de l’image et d’autre part l’image va se promener toute seule. Lacan évoque le canard à qui l’on a coupé la tête et qui déclenche le rire parce qu’il fait encore quelques pas dans la basse-cour. Ce qui fait rire a à voir avec la destitution phallique.
Ainsi, Lacan, à l’instar de Freud, situe le comique dans le registre imaginaire à la différence du Witz qui implique l’ordre symbolique de l’Autre présentifié par une tierce personne même si le comique s’y manifeste également.
Cependant le comique va beaucoup plus loin qu’une rencontre en éclair, il implique une relation à l’autre et à la demande de satisfaction. Ainsi le problème de l’Autre et de l’amour est au centre du comique, et si l’on veut s’enseigner du comique, Lacan recommande de lire les comédies. Alors que l’Ancienne comédie se préoccupait plus spécialement de la toute-puissance patriarcale et de la domination masculine à laquelle s’opposait le ça, la Nouvelle comédie va substituer à l’irruption du sexe, l’amour, l’amour naïf, ingénu10Ibid., p. 136..
Songeons aux comédies classiques et plus particulièrement à L’ école des femmes, de Molière, à laquelle Lacan se réfère. Arnolphe, le prétendu mari cocu est retourné par la subtilité de la jeune Agnès qu’il croyait mettre au pas de la norme patriarcale. En effet, l’habilité dans le maniement de la parole lui vient quand il s’agit de se désincarcérer du fantasme de son vieil éducateur. Ceci dit, Lacan situe le ressort comique dans le renversement des rôles du raisonneur et de l’ingénu en raisonneuse et ingénue. Ce qui lui fait dire que l’amour est comique.
Ainsi, ce que véhiculent surtout ces comédies n’est-ce pas avant tout une leçon de vie pariant sur le phallus objet du désir et signifiant du manque ? On rit du faufilement métonymique, de la chose qui glisse, échappe, ressurgit, de ses rebondissements…
Vie et échappée
Dans son Séminaire L’éthique, Lacan revient sur cette distinction entre tragédie et comédie. Il y spécifie que l’éthique de la psychanalyse n’est pas une spéculation portant « sur l’ordonnance, l’arrangement de ce que j’appelle le service des biens11Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’ éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 361.». Elle implique la dimension qui s’exprime dans l’expérience tragique de la vie. Si les actions humaines s’inscrivent dans la dimension tragique elles s’y inscrivent également dans la dimension comique, dit-il. Dans la tragédie, le rapport de l’action au désir qui l’habite s’exerce dans le sens d’un triomphe de l’être-pour-la-mort dont Œdipe est le paradigme. Triomphe de sa castration tragique et sans merci. Alors que dans la dimension comique, il s’agit avant tout de l’échec du rapport du désir à l’action. Le comique c’est le ratage alors que l’acte d’Œdipe est un acte réussi. Ce qui ne va pas sans évoquer le ratage du rapport sexuel qui, s’il rate de la bonne façon, a quelque chance de passer du tragique au comique.
Lacan dira que « La dimension comique est créée par la présence en son centre d’un signifiant caché, mais qui, dans l’ancienne comédie, est là en personne – le phallus12Ibid., p. 362.». Et il ajoute que ce qui nous satisfait, nous fait rire dans la comédie, ce n’est pas tant le triomphe de la vie que son échappée, le fait que la vie glisse, se dérobe, fuit, échappe à tout ce qui lui est opposé de barrières, celles qui sont constituées par l’instance du signifiant. « Le phallus n’est rien d’autre qu’un signifiant, le signifiant de cette échappée. La vie passe, triomphe tout de même, quoi qu’il arrive. Quand le héros comique trébuche, tombe dans la mélasse, eh bien, quand même, petit bonhomme vit encore.13Ibid.» C’est là, dit-il encore, que gît l’expérience de l’action humaine et qu’une révision de l’éthique est possible qui s’oppose à celle du ravalement du désir au profit du service des biens qui lui suppose modestie et tempérance.
Alors ne l’oublions pas, le rapport au phallus n’implique pas forcément la soumission à la rigidité d’une norme mâle valant pour tous. Il y a phallique et phallique. Si, par le recours à la logique, Lacan va répartir les modes masculins et féminins de jouissance autour de la fonction phallique, qui, selon qu’on s’y inscrive complètement ou non, connote une affinité avec la limite d’une jouissance comptable ou avec une Autre aux contours indéfinis, néanmoins le phallus préserve encore sa fonction de joint intime au sentiment de la vie. À chacun sa comédie phallique, sa tragi-comédie que révélera une analyse menée à terme. Alors, analysons les comédies anciennes, classiques, actuelles qui se déploient dans le théâtre, le cinéma, les séries… pour en extraire le sel de la vie. Tel sera l’objet de cette rubrique*.
*Ce texte a été rédigé pour présenter la rubrique « Comédies » du blog des J51.