« Perdue dans l’enfer d’un canyon, une femme lutte désespérément pour la vie1Lispector C., La passione secondo G.H., Milan, Feltrinelli, 1991, p. 20.» [écrit Clarice Lispector dans La passione secondo G.H.] G.H., initiales, comme celles qu’on grave sur une valise.
On peut graver un corps comme on grave une valise en cuir, c’est ce que fait le langage. Clarice Lispector, pour qui « la chair est faible et je n’ai pas lu tous les livres2Paraphrase d’un vers de Mallarmé tiré du poème Brise marine, « La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres. »», construit et contourne la prétendue identité d’une femme dans un appartement bourgeois, prison ouverte, dans un ensemble ouvert. Identité présumée : elle est la première à ne pas y croire !
Sur le seuil d’une porte, un cafard apparaît, partenaire de G.H. La narratrice a un partenaire dans l’amour dont elle prend, laisse et reprend la main. Le cafard, d’où sort la matière blanche, comme du dentifrice ou du pus, s’impose et se regarde. L’angoisse de se faire, quoi ? Femme… identité… de deux initiales !?
Passion selon G.H. évoque la désorientation identitaire des Vagues de Virginia Woolf, mais aussi le « sans point de capiton » de James Joyce, tout en offrant au lecteur un féminin pris dans une jouissance hors phallus, un Autre où le langage n’atteint pas la femme.
Hors-sens, nouvelle sémantique, forçage d’un usage transitif du verbe intransitif être, invention dans la langue de celle qui sombre de la chair dans le vide et qui a toujours voulu écrire de l’intérieur, en étirant les mots jusqu’à l’impossible, jusqu’à la lettre.
La dernière phrase de chaque chapitre agit comme un incipit du suivant, dans le déséquilibre de l’être, pour ne pas tomber dans l’incompréhension. Clarice a adoré les fragments, les feuilles de papier sur lesquelles elle a écrit et rassemblé. C’est ainsi qu’elle a composé son premier livre. Elle borde un trou, flotte sur la précarité de la vie, tandis qu’elle nous prend par la main, cette main qui demande si souvent un signe d’amour. Parfois, la nôtre s’échappe sans rien comprendre. Elle nous ramène alors. Nous la suivons. Le « ne pas comprendre » se fait étrange boussole le long des stations de sa « passion ». Là où se noue et se dénoue la recherche exténuante d’une femme prise entre le matériau minéral du cafard, la « sainteté » de la sainte, l’amour d’un partenaire imaginaire et réel – un amour auquel « seul le coup de grâce appelé passion3Lispector C., La passione secondo G.H., op. cit., p. 135.» manque – et Dieu. Jamais de façon définitive.
« Je n’ai pas un mot à dire. Et pourquoi je ne me tais pas alors ? Mais si je ne force pas la parole, le silence me submergera pour toujours dans ses vagues. Le mot et la forme seront la table sur laquelle je flotterai au-dessus des flots de mutisme.4Ibid., p. 18.» Elle tisse sa non-existence, même si elle n’atteint jamais la cohérence. « Puisque je ne savais pas ce que j’étais, le “non-être” était ma meilleure approche de la vérité. Je possédais au moins l’autre côté des choses : je possédais au moins le “non”, je possédais mon envers.5Ibid., p. 27.» Un envers qui est contigu à la jouissance du pas-tout féminin, hybride de la vie et de la mort. Le cafard, muet, regard, pâte molle et minérale, n’est pas le Samsa de la Métamorphose, mais mort-vivant, vivant dans la mort. C’est une tentation comestible, au seuil du dégoût, de « l’immonde », au bord de l’humain : « Ce qui est exposé chez elle, c’est exactement ce que je cache en moi-même : de mon côté ce qui est à exposer, j’en ai fait mon envers caché.6Ibid., p. 62.»
Sa parole d’écrivain courtise la limite et évoque le mot sarde : paragulas, de peri sa gula, un son qui passe à travers la gorge.
À partir de la leçon vii du Séminaire Le sinthome, Éric Laurent considère Clarice Lispector comme l’incarnation de ce que Lacan appelle « l’hystérie rigide7Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 106.» : sans référence au Nom-du-Père, qui se soutient d’un nœud borroméen dépourvu du quatrième anneau, celui qui précisément soutient Joyce. Rigide ? Parce que les anneaux sont rectangulaires. Elle s’appuie sur elle-même, sans sinthome interprétant, avec l’écriture de la peri gula. Son questionnement répété à propos du manger le cafard, l’allusion au vomi, au crachat, puis la fadeur de l’hostie, disent un corps tenté par l’extase en Dieu, sans même plonger dans le mysticisme, sinon au sens de Lacan, lorsqu’il s’approche du féminin en interrogeant Teresa et Giovanni.
Le cafard, « cet être à la fois obsolète et actuel8Lispector C., La passione secondo G.H., op. cit., p. 39.», rappelle un temps sans limite, conformément au devenir d’un corps qui, lorsqu’il semble mourir, renaît.
« Tu vois, mon amour, je suis déjà en train de perdre le courage de trouver ce quelque chose que je dois trouver, je perds le courage de me mettre en route, et je nous promets déjà que dans cet enfer je trouverai l’espoir.9Ibid, p. 60.» Le rapport sexuel n’est pas inscrit : « Le meurtre le plus profond : celui de trouver le moyen d’avoir un rapport, un moyen pour un être d’exister dans l’autre être, un moyen de se voir, d’être et de s’avoir, un meurtre là où il n’y a ni victime ni temps, mais bien un lien de férocité mutuelle. Mon combat le plus primaire pour la vie.10Ibid, p. 66.»
Quel éditeur, aujourd’hui, à l’ère du tout pour le sens, de l’horreur du trou, aurait le courage de publier un tel scénario ? Clarice Lispector est née en 1920 ! Aujourd’hui, le pari, un par un, est de ne pas abandonner l’écriture de cette liberté douloureuse, structurelle, parfois gaie.
Certaines passes l’éclairent.
Texte traduit de l’italien par Salvina Alba.