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J51 - La norme mâle, Sublimations

Christo ou la texture du temps, hors norme

© D'après J. Fournier.
01/11/2021
Beatriz Gonzalez-Renou

La rencontre avec un impossible-à-supporter peut-elle pousser quelqu’un sur la voie du sinthome ?

Le travail de Christo et Jeanne-Claude est à plus d’un titre hors norme. Ces jours-ci a lieu à Paris l’empaquetage de l’Arc de triomphe, installation posthume de ce duo d’artistes. Elle sera, comme l’ont été chacune de leurs interventions sur l’espace public, un montage accessible au tout venant, au tout passant, d’une durée de seulement quelques jours. Mais d’ores et déjà, cette œuvre restera inscrite au-delà de ce temps bref, notamment dans la trace qu’elle aura imprimée dans chacun des corps venus à sa rencontre.

L’expérience de se rendre actuellement à la place de l’Étoile produit d’emblée un certain bouleversement dans le champ du regard : vu de loin, le montage confère à ce monument – à la fois solennel et familier pour les Parisiens – une sorte d’inquiétante étrangeté. Cependant, plus on s’approche et plus la sensation d’une certaine froideur cède et se transforme.

Une fois au pied de l’arche, l’on s’étonne de la matière : une toile en fibre tissée, dont la couleur entre le bleu et l’argent, s’avère plutôt chaleureuse au toucher. Les nombreux plis de l’emballage – entouré de cordes rouges nouées – rendent à la masse de pierre recouverte une impression de souplesse et de mouvement.

Soixante ans se sont passés entre le moment où le couple d’artistes a songé à cette installation et le moment de sa réalisation. En effet, le temps est l’autre matière dont est faite l’œuvre des deux artistes ; le temps, ainsi que l’argent. Car l’autre condition pour la réalisation de ces œuvres a toujours été l’autofinancement. Une fois le projet formalisé, le couple mettait en place le plan de financement : ils sont devenus leur propre mécène, les collectionneurs de leur propre œuvre et des négociateurs acérés, obtenant des banques les prêts nécessaires pour financer leur travail. La garantie n’étant autre que la valeur des dessins et esquisses que Christo produisait de ses propres mains afin de les vendre et de récolter la somme pour rendre possible chaque installation. Celle-ci s’élevant à plusieurs millions de dollars.

Mais d’après Christo lui-même, le plus dur à obtenir n’était ni l’argent ni l’inspiration, mais l’accord des responsables politiques pour investir tel ou tel lieu. « L’obtention de l’autorisation est la partie la plus importante d’un projet. C’est l’énergie et l’âme de l’œuvre1« Christo : Mes projets peuvent être construits sans moi ». Interview accordée par Christo au Centre Pompidou en mars 2020, disponible sur internet.», affirmait-il.

Toutefois, si le temps pour obtenir une autorisation pouvait se compter en décennies, le timing du couple a toujours primé sur le temps de l’Autre. Ainsi, sur un total de quarante-sept projets, vingt-trois ont effectivement été réalisés. Et ils n’ont jamais répondu à une quelconque commande.

Quel est le point de départ de cette épopée artistique2Quelques installations de Christo et Jeanne-Claude : Running Fence (Californie, 1976), Surrounded Islands (Miami, 1983), Emballage du Pont Neuf (Paris, 1985), Emballage du Reichstag (Berlin, 1995). ?

Revenons à notre question : savoir si oui ou non il peut y avoir un lien entre la rencontre avec un insupportable et la voie du sinthome. Dans l’interview qu’il a accordée au Centre Pompidou au mois de mars 20203« Christo : Mes projets peuvent être construits sans moi », op. cit., Christo nous éclaire quant à cette question. Dans ses propos, nous retiendrons deux points qui nous font penser à l’étoffe dont le sinthome qu’est son œuvre est faite.

Christo Vladimirov Javacheff est né à Gabrovo, en Bulgarie, le 13 juin 1935. Enfant, il a vécu l’entrée de son pays dans le régime communiste. Sa mère travaillait dans les bureaux de l’Académie des Beaux-Arts de Sofia. Elle remarque la disposition artistique de son fils alors qu’il a six ans et l’inscrit dans un cours de dessin. Le regard et le désir maternel n’auront pas été sans conséquences pour le jeune Christo. Très tôt il sait que sa voie sera celle de l’art. En revanche, il y a un autre savoir qui nécessitera un peu plus de temps avant d’être formulé : pour faire de l’art, il lui faut se sentir libre. Il revient sur sa jeunesse : « J’étudiais à l’Académie des Beaux-Arts, mais j’étais tellement étouffé par le régime soviétique […] je me suis échappé seul, sans cousins, sans famille, sans rien. » Dans cet acte radical qui l’amène à tracer un parcours migratoire au travers de Prague, Vienne, Genève et jusqu’à Paris, Christo n’a donc rien, mais il sait une chose : la condition de son art, ce sera la liberté ; et ce n’est pas négociable.

Toutefois, ce n’est pas la liberté absolue et sans bornes, hors discours, tel que Lacan l’indique quand il dit que le fou est l’homme libre4Cf. Lacan J., « Petit Discours aux psychiatres », conférence au Cercle d’Études dirigé par H. Ey, prononcée en 1967, inédite., mais plutôt la liberté de fixer lui-même ses propres contraintes : la liberté de partir, celle de dire oui et de dire non, ainsi que la nécessaire contrepartie qui consiste soit à obtenir le « oui » de l’Autre, soit a contrario à supporter son « non ». Christo et Jeanne-Claude comptent dans l’inventaire de leur œuvre aussi bien les installations réalisées que celles restées au stade de projet. Qu’elles le soient restées de par le refus de l’Autre ou de par leur propre décision de ne plus les réaliser. C’est dans le paradoxe de ce bras de fer avec l’Autre, maintenu jusqu’au bout, que Christo a logé sa liberté de création.

À la toute fin de sa vie, interrogé à propos de son choix d’empaqueter objets et bâtiments5Jardonnet E., « Mort du plasticien Christo qui avait l’art d’emballer son monde », Le Monde, 1er juin 2020., Christo répond, chose rarissime – car il était peu enclin à donner des clés de lecture sur son œuvre – par un clin d’œil à Freud : « Ma vie a consisté à survivre, peut-être que tout ce projet est freudien. Les premières œuvres étaient destinées à être dans un coin, comme un inventaire ou un déménagement vers quelque part […]. C’est l’idée d’une transition vers un ailleurs […]. Tous nos grands projets ont été nomades et fragiles : tout naît, disparaît, et n’est plus jamais là.6Ibid.» S’entend dans ses propos le fil qui fait de la texture du temps et de la possibilité du mouvement, œuvre d’art.

 


  • 1
    « Christo : Mes projets peuvent être construits sans moi ». Interview accordée par Christo au Centre Pompidou en mars 2020, disponible sur internet.
  • 2
    Quelques installations de Christo et Jeanne-Claude : Running Fence (Californie, 1976), Surrounded Islands (Miami, 1983), Emballage du Pont Neuf (Paris, 1985), Emballage du Reichstag (Berlin, 1995).
  • 3
    « Christo : Mes projets peuvent être construits sans moi », op. cit.
  • 4
    Cf. Lacan J., « Petit Discours aux psychiatres », conférence au Cercle d’Études dirigé par H. Ey, prononcée en 1967, inédite.
  • 5
    Jardonnet E., « Mort du plasticien Christo qui avait l’art d’emballer son monde », Le Monde, 1er juin 2020.
  • 6
    Ibid.