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J47 - Apprendre : désir ou dressage, Sublimations

Chaque soir comme le premier

© J. Fournier.
09/11/2017
Anaëlle Lebovits-Quenehen

À propos de première fois, une anecdote me revient qui dit bien ce qui est en jeu dans une première fois. Elle est profonde et suscite à ce titre l’élucidation. Voici donc l’anecdote.

Sarah Bernhardt vient de sortir du théâtre où elle a joué en déesse. Elle arrive au restaurant où elle va dîner entourée d’une cohorte d’admirateurs – tout homme l’était en ce temps –, qui rivalisent d’esprit pour séduire cette femme dont le désir incarné sait éveiller le leur. Une autre femme est présente, qu’on devine écrasée par le rayonnement de la diva, si belle encore du jeu qu’elle vient de quitter, encore tout illuminée du feu qu’elle alluma ce soir-là. Où qu’elle aille, où qu’elle soit, des projecteurs semblent la suivre comme d’autres leur ombre. L’autre femme se demande ce qu’elle pourrait dire d’assez épatant pour susciter, elle aussi, ne serait-ce qu’un regard de la star. Elle se lance finalement : « Depuis longtemps, avance-t-elle, je n’ai plus le trac. » Sarah Bernhardt, en vraie femme, lui rétorque tout de go, non sans cruauté : « Ça viendra avec le talent. »

Cette anecdote s’achève sur le silence de l’actrice méconnue, qui vient de recevoir cette répartie comme d’autres, ce genre d’uppercut qui laisse K.O. Elle a dit son mode de jouir en forme de paix intérieure, de mortification, d’homéostase en somme. Elle s’est lancée sans se mouiller, faisant la belle sans en payer le prix. Elle en eut pour sa jouissance. La star, quant à elle, non seulement ne cache pas son trac mais elle le revendique. Loin d’elle l’idée de le percevoir comme un frein à son talent. Il serait plutôt l’indice de ce qui s’y joue de décisif, l’indice du désir vivant avec lequel elle s’avance sur scène, chaque soir comme le premier. Il est l’affect éprouvé annonçant que l’acte est à venir. Il l’y prépare. Lui seul l’y prépare. Les soirs de trac, ce n’est pas l’automaton qui sera au poste de commande, mais un désir qui pourrait flancher. Il ne tient qu’à elle. L’actrice entre sur scène dans la dimension du pari. Or, il n’est de réel éclat que ceux qui relèvent d’un pari véritable. C’est ainsi que le trac à la fois émerge du pari qui se profile déjà, et le permet.

La répartie de Sarah Bernhardt est enseignante. Elle ne dit pas : le prix à payer pour être une grande actrice est le trac, mais le trac est le lieu même du talent, voire du génie, le trac est l’autre nom du génie. Certes, l’actrice a travaillé et appris : elle connaît son texte, a répété ses scènes, les a peut-être même déjà jouées devant un public. Certes, elle a fait avant cela une école de théâtre – le Conservatoire en l’occurrence – et elle a, après cela, joué dans les plus prestigieux théâtres du monde, mais le trac (pourvu qu’il ne porte pas à l’inhibition) est rebelle à l’expérience. Il poursuit ainsi l’actrice, comme les projecteurs. Il lui colle aux basques, comme ses admirateurs. C’est avec lui qu’elle se lance une nouvelle fois à nouveaux frais, chaque soir que Dieu fait.

C’est de cette beauté que Sarah Bernhardt a marqué son siècle et l’histoire, de ces beautés qui portent en elles la vie à l’incandescence, de ces beautés qui ne courent pas tant après la sagesse qui les fuit, qu’elles prennent au contraire appui sur le feu qui les habite sans les consumer car elles en savent un usage.

C’est pour Sarah Bernhardt que Jean Cocteau inventa le terme de « monstre sacré », terme aujourd’hui si répandu qu’il a perdu sa valeur subversive. Quand on se risque vraiment, ce dont le trac est un indice qui ne ment pas, c’est chaque fois, la première fois. Et il y a bien en effet quelque chose de monstrueux dans la jouissance à laquelle s’affronte celui ou celle qui relève un défi. Il y a quelque chose de monstrueux, mais c’est en même temps proprement divin – de là vient qu’on sacre les monstres !