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J50 - Attentat sexuel, Orientation

« C’est ça, le plaisir »

© AKOM
23/06/2020
Marie-Hélène Roch

Le titre est une citation extraite de Faites-moi plaisir, de Mary Gaitskill (éd. de L’olivier, 2020).

En 2007, Tarana Burke, militante afro-américaine originaire de Harlem lance une campagne de soutien aux victimes d’agression sexuelle dans les quartiers défavorisés. Elle choisit deux petits mots : « me too ». T. Burke ne pouvait pas s’imaginer que dix ans plus tard, ces deux petits mots produiraient cette déferlante massive sur la toile et dans les réseaux sociaux. #MeToo sera désormais le nom et l’adresse d’un mouvement d’une grande ampleur, s’inscrivant dans la durée, éclaboussant Hollywood, n’épargnant aucun milieu. Plus qu’un mouvement viral, c’est un mouvement social féminin, à part entière. Plus qu’un rêve de vengeance ou de réparation, les femmes racontent le temps de l’événement, viol, agression, conduites inappropriées dans la sphère publique, politique et artistique, au sein des structures et dans les couples. Pêle-mêle, un amoncellement de récits.

Des lettres ouvertes sont reçues et lues par un grand nombre de personnes qui envisagent l’ampleur de la tâche, tandis que d’autres rejettent ou dédaignent le sujet : l’on ne doute pas de la justesse de la cause, mais enfin, la cause ne justifie pas les moyens ! Que sait-on de la véracité des faits ? Un ramassis de ragots ! Il y a aussi l’espoir d’un changement dans l’éducation, la femme est malmenée, brutalisée par tradition ou religion. Mais à trop le dire, ça peut entretenir la haine des hommes ! Enfin, ça va se calmer ! On compte sur les événements pour prendre le relais, ceux plus préoccupants qui concernent le climat et la santé.

Rien de neuf, si l’on s’en tient à continuer d’ignorer l’originalité de la position féminine et ce que, d’être niée, elle produit sur les corps. Dès les années soixante, Lacan montrait que la question de Freud sur la femme avait surgi dans un contexte que la plume d’Ibsen avait initié et articulé avec une insistance toute spéciale, « le contexte ibsénien de la fin du xixème siècle où mûrit la pensée de Freud ne saurait être ici négligé1Lacan J., Le Séminaire, livre vii, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 18.». Freud a engagé ses études sur la jouissance féminine jusqu’à sa butée d’impossibilité logique, et Lacan regrette que le problème du désir féminin ait été « étouffé, amorti, éludé2Ibid. » ensuite par tous ceux qui n’ont pas voulu pousser plus loin.

#MeToo a initié un mouvement massif et durable, mais a-t-il pour autant fait bouger les lignes de vie entre les corps sexués ? Nous le saurons quand un homme se risquera à ne plus ignorer la jouissance féminine et, du coup, cherchera à se pencher sur son propre continent noir, se risquant à découvrir ce qui est en excès dans son désir. Freud évoquait le « continent noir »3Freud S., « Psychanalyse et médecine », Ma vie et la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1950, p. 133. de la sexualité féminine. La jouissance ouvre les corps à ce continent et quelques hommes s’y réfèrent sans se limiter, poussant leur désir vers un certain réel qui ex-siste au corps sans raison dans la violence. Mieux vaut cerner ce flou de l’illimité ; et il ne faut pas croire que me too exonère une femme de son ignorance. L’altérité est de son côté, énigmatique comme une lettre sans contenu. En prendre connaissance, c’est donner une distance qui convient à son symptôme réel, c’est savoir ce que femme produit d’événement sur un autre corps et qu’elle peut réveiller l’infâme. Les couples témoignent de ces attentats perpétuels dans la vie quotidienne.
Il y a une zone d’affirmation et de négation où seul l’écrivain (homme et/ou femme), où seul le psychanalyste, où seule la chambre à coucher ont accès. Car rien ne les oblige au jugement si ce n’est que le désir seul oblige.

Faites-moi plaisir, de l’Américaine Mary Gaitskill, approche cette zone d’inconfort. D’une écriture élégante, caustique et urbaine new-yorkaise, elle laisse la parole à un homme et à sa meilleure amie. Ce n’est pas un dialogue mais deux monologues juxtaposés, deux voix percutantes. Le livre est composé de courts chapitres où la réflexion va de l’un à l’autre, on ne trouve dans la parole aucune charge, ni excuse, encore moins de réhabilitation, mais le lecteur est amené à réfléchir pour lui même.

Le thème porte sur le harcèlement sexuel. L’homme, Quin, un grand éditeur de Big Apple, connu pour la pertinence de ses choix littéraires, se trouve licencié après avoir été accusé de conduite inappropriée. Il conteste l’accusation, sans pourtant nier qu’il ne résiste pas à se faire l’incorrigible séducteur et ami du plaisir. Jusqu’à ce que Margot, lui assène un Non, qui l’arrête net dans son glissement de conduite : « Même les chevaux obéissent quand on leur colle une main sous le nez, normalement4Gaitskill M., Faites-moi plaisir, op. cit., p. 20.». Elle devient sa meilleure amie.

Je vous laisse découvrir cette fable d’une centaine de pages, livre subtil et malicieux. Précisons qu’il n’y a eu dans cette histoire aucun viol ou agression violente. M. Gaitskill, enfant du féminisme américain est d’autant plus autorisée à parler qu’elle a révélé dès 1994, dans un article paru dans Harper’s Magazine et intitulé : « On not being a Victim5Cf. Gaitskill M., « On not being a victim », Harper’s magazine, mars 1994.« , avoir été victime d’un viol et avoir refusé de se définir d’abord ainsi, par ce statut.

Qu’est-ce que souligne cette partition à deux voix ? La fin d’une époque, celle où il était naturel à l’homme d’attraper une femme à portée de main et d’exercer son pouvoir de séduction sans savoir s’arrêter. Misère de Quin qui tombe des nues, il ne comprend pas ce qui arrive et pourquoi cette vague de refus ?

Il est question de zone grise entre consentement et refus quand il s’agit de législation sur un cas. La zone pour la psychanalyse n’est pas grise, elle est floue entre les jouissances, entre ce qui est acceptable ou pas, et c’est ce qui rend difficile de trancher. C’est Margot qui laisse apercevoir qu’on a changé d’époque : « Tu n’es même pas un prédateur, a-t-elle dit doucement. Même pas. Tu es un imbécile.6Gaitskill M., Faites-moi plaisir, op. cit., p. 89. » Complétons : de ne pas t’être aperçu, que ton époque anéantit l’idée d’un désir masculin irrépressible, et qu’elle est à la parole, de celle qui libère de l’insupportable. Les dégâts sur la vie de Quin, tant professionnelle que familiale et sociale, sont immenses, non moins que sur celles qu’il répugne tout de même à reconnaître comme ses victimes.

Le récit s’inscrit dans le bruissement confus de tout ce qu’énoncent à ce sujet des personnes réfléchissant sérieusement aux faits énoncés. Avec ce si ambigu et bienvenu, Faites-moi plaisir, M. Gaitskill contribue au débat en cours de la plus juste des manières.

Comment la psychanalyse lacanienne s’oriente-t-elle dans ce débat ?

Entre deux corps, il y des mots et des maux. Il y a un prix payé. L’inconscient procède d’un événement réel et de ce qu’il se noue au corps parlant. Il est donc traumatique. Désormais, il aura affaire à la pulsion, à son circuit, car le trauma se sexualise et dès lors le sujet en est responsable, comptable ; de ça, il est responsable, car complice. Lacan est très clair quand il situe la rencontre du réel, il souligne qu’à cet endroit nommé par lui Tuchè, « le réel, se trouve, chez le sujet, le plus complice de la pulsion7Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 82.». C’est prendre acte que la jouissance fait effraction dans un corps qui ne l’a pas invitée et qu’il doit par conséquent y assentir et faire avec cet événement fondateur quelque chose, sans fermer la porte qui a été poussée.

Cette rubrique se veut accueillante aux lettres ouvertes des corps affectés. Elle en attend une contribution au repérage de la zone floue profilée par Lacan dans sa « Lituraterre », où des réponses à la jouissance du corps dont aucun être sexué n’est maître se donnent à lire8Cf. Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 11-20..


  • 1
    Lacan J., Le Séminaire, livre vii, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 18.
  • 2
    Ibid.
  • 3
    Freud S., « Psychanalyse et médecine », Ma vie et la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1950, p. 133.
  • 4
    Gaitskill M., Faites-moi plaisir, op. cit., p. 20.
  • 5
    Cf. Gaitskill M., « On not being a victim », Harper’s magazine, mars 1994.
  • 6
    Gaitskill M., Faites-moi plaisir, op. cit., p. 89.
  • 7
    Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 82.
  • 8
    Cf. Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 11-20.