Lors du travail en cartel, plusieurs questions se sont dégagées à la lecture du thème de nos journées : comment distinguer attentat sexuel et trauma ? Est-ce que les deux termes se recouvrent ? Un attentat sexuel est-il toujours traumatique ? Si l’on considère avec Freud que la rencontre avec le sexuel est nécessairement traumatique, comment alors situer l’attentat ? A partir de la lecture des arguments et des boussoles cliniques, nous avons cherché entre ces termes les nuances que la psychanalyse permet d’introduire.
Le choix du terme « attentat sexuel » pour nos journées plutôt que « trauma » (qui était le thème des J43) est délibéré, il résonne avec le mouvement #MeToo qui cherche à dénoncer la manière dont des hommes continuent de s’en prendre avec violence au corps des femmes.
La rencontre avec le sexuel est toujours une rencontre avec une hétérogénéité radicale : le sexuel entre par effraction. Pourtant, comment distinguer cette rencontre structurellement traumatique, toujours de l’ordre de l’attentat, de celle qui est liée à un abus, à une mauvaise rencontre ? La frontière semble parfois ténue. Dans son livre1Springora V., Le consentement, Paris, Grasset, 2020., Vanessa Springora écrit que c’est au moment où elle découvre qu’elle n’est pas la seule jeune fille que Gabriel Matzneff fréquente, où elle réalise qu’elle est réduite à un pur objet de jouissance interchangeable, qu’elle est dévastée : la fiction de l’amour ne tient plus, le voile du fantasme se déchire. Si elle était restée la seule, elle affirme que cela aurait été une vraie histoire d’amour. Lorsque la jouissance de l’Autre apparaît dans sa nudité, l’attentat se révèle pour elle rétrospectivement. Finalement, ce qui est traumatique pour V., ça n’est pas le moment où elle vit sa relation et croit à l’amour, mais au moment où elle réalise qu’elle a été abusée. C’est à partir de ce moment qu’elle peut réinterpréter son histoire comme un attentat, malgré son consentement initial.
Il n’est pas anodin que Le Monde ait publié cet été une série documentaire sur l’affaire Gabrielle Russier2Robert-Diard P., Beauregard J., « L’affaire Gabrielle Russier, un amour hors la loi. Notre série en six épisodes à lire ou relire », Le Monde, 16 août 2020. alors même que l’affaire Matzneff occupait le devant de l’actualité. Cette professeure vécut une histoire d’amour avec son jeune élève âgé de quinze ans à la fin des années 60. Dans cette affaire tragique et romantique, la dimension de l’abus n’apparaît pas alors même que l’âge des protagonistes est sensiblement le même que dans l’affaire Matzneff. C’était de l’amour, affirmera Christian Rossi, son jeune amoureux, encore des années plus tard. L’amour a tenu jusqu’au bout, jusqu’à la mort sous la forme du suicide de Gabrielle. Même si cette femme a été condamnée, c’est la dimension passionnelle – l’amour envers et contre tout – que l’on retiendra et qui sera même célébrée par Aznavour.
Ainsi, l’attentat se situe davantage du côté de l’événement, et le trauma du côté de ses effets sur le sujet : la manière dont le sujet vient dans un après-coup interpréter ce qui était resté en souffrance, « c’est l’après-coup subjectif qui réoriente sa valeur d’effraction3Cottet S., « Freud et l’actualité du trauma », La Cause du désir, n°86, Navarin Éditeur, 2014, p. 30.». Freud a découvert qu’il faut donc un deuxième temps pour qu’il y ait trauma. Le 1er temps y a laissé une trace, une prägung. Le 2e temps vient interpréter, dévoiler ce qui était resté refoulé. Freud va plus loin, il affirme qu’il faut qu’il y ait eu expérience de satisfaction, que le sujet y ait été impliqué « Les plus traumatisés ne sont pas les forcément les victimes passives mais celles qui, à cette occasion, ont fait l’expérience d’une jouissance obscure4Ibid., p. 30.». C’est tout à fait inaudible aujourd’hui de tenir de tels propos. Pourtant, c’est de pouvoir approcher cette jouissance, dans l’expérience analytique, qui pourra permettre d’élaborer les souvenirs et fantasmes construits autour de ce noyau. A la racine du fantasme, il y a une marque laissée par une trace originaire de jouissance, qui se répète.
Néanmoins, comme le rappelle Serge Cottet, il y a bel et bien des filles violées et des sujets dévastés. « Si l’abord freudien consiste à donner du sens inconscient à tout, à relativiser la mauvaise rencontre par l’attraction du fantasme, à récuser la contingence par l’idéologie de la signification inconsciente, alors je laisse cette orientation à l’IPA, car le réel du trauma, c’est la limite de l’interprétation.5Ibid., p. 31.» Le réel, ça ne s’interprète pas et c’est bien là l’os. Et plus l’attentat commis a été monstrueux dans sa dimension contingente, sidérante, violente, plus les analysants vont tourner et retourner à ce trou. Que faire alors, que nous est-il permis d’attendre d’une psychanalyse ? Épuiser l’intensité de l’événement en racontant encore et encore ? Y épuiser toutes les manières dont cet événement trouve un écho dans la vie et le fantasme du sujet ? Des années d’analyse ne permettent pas toujours de traiter ce noyau de réel et de sortir du trauma.
Il s’agit alors de trouver une voie pour cerner cet indicible, ce reste inassimilable, qui revient toujours à la même place. Une manière d’écrire ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. Ce sont les artistes nous enseignent alors. Philippe Lançon avec Le lambeau, Vanessa Springora avec Le consentement, Christine Angot avec L’inceste, etc. Une écriture au plus près pour serrer le réel, et malgré tout, lui donner un contour, et l’adresser à un Autre.