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J50 - Attentat sexuel, Orientation

Artemisia

© AKOM
12/09/2020
Yves Depelsenaire

Dans le programme iconologique qui se déploie après le Concile de Trente, une image deutérotestamentaire est particulièrement privilégiée : celle de Judith et Holopherne.

Le tableau le plus célèbre, daté de 1598 et conservé à Rome au Palazzo Barberini, est l’œuvre de Caravage. Très vraisemblablement de sa main, une autre version, datée de 1607, en fut découverte récemment à Toulouse, qui saisissait aussi le moment où Judith tranche la tête d’Holopherne.

En 1613, trois ans après la mort de Caravage, Artemisia Gentileschi s’attaque au même sujet. À son tour elle en produira deux versions. Toutes deux sont dignes de son illustre prédécesseur, dont elle s’inspire certes, mais que, loin de copier, elle parvient à rejoindre dans le génie.

Si l’image de Judith décapitant Holopherne était ainsi prisée, c’est qu’elle symbolisait le triomphe de la Contre-Réforme sur le luthéranisme. Mais pour Artemisia, la scène faisait vibrer d’autres résonances, directement liées à son drame personnel. Fille du peintre Orazio Gentileschi, elle avait en effet été violée par un des confrères de celui-ci, Agostino Tassi, qui partageait son atelier. Dans chacun de ses tableaux, elle représente le général assyrien sous les traits de celui-ci, et elle-même se met en scène à la fois sous les traits de Judith et ceux de sa suivante.

Artemisia prend ainsi une certaine distance avec le récit biblique, de même qu’avec Caravage, son modèle, où la suivante apparaît comme une femme plus âgée. Là où celle-ci était représentée par Caravage assistant à la scène, elle est dans les deux tableaux d’Artemisia tout à fait partie prenante, aidant Judith à maintenir Holopherne, qui lui-même tente de la saisir à hauteur de la gorge. En se dédoublant ainsi à travers les deux personnages féminins, Artemisia peint donc une scène de lutte intense, violente, dans laquelle se donne à voir à la fois le viol et la vengeance.

De la scène du viol lui-même, nous avons par ailleurs la description précise. En effet, le père d’Artemisia déposa plainte devant le tribunal papal contre Tassi, et les minutes des dépositions d’Artemisia nous sont parvenues : « Il ferma la chambre à clef et après l’avoir fermée il me jeta sur le bord du lit en me frappant sur la poitrine avec une main, me mit un genou entre les cuisses pour que je ne puisse pas les serrer et me releva les vêtements, qu’il eut beaucoup de mal à m’enlever, me mit une main à la gorge et un mouchoir dans la bouche pour que je ne crie pas et il me lâcha les mains qu’il me tenait avant avec l’autre main, ayant d’abord mis les deux genoux entre mes jambes et appuyant son membre sur mon sexe il commença à pousser et le mit dedans, je lui griffai le visage et lui tirai les cheveux et avant qu’il le mette encore dedans je lui écrasai le membre en lui arrachant un morceau de chair. »

Tassi nia ces allégations, tantôt arguant du consentement d’Artemisia, tantôt sous-entendant qu’elle s’était donnée à d’autres, tantôt prétendant s’être épris d’elle. En réalité il lui avait promis le mariage pour la faire taire. Contrainte à des examens gynécologiques humiliants, Artemisia fut aussi mise au supplice douloureux des « sibili », cordelettes serrées autour des phalanges, comme il était d’usage à l’égard des plaignants comme des accusés. Difficile d’imaginer plus cruelle épreuve pour une femme peintre. Elle n’en maintint pas moins ses accusations.

Ce n’était ni le premier ni le dernier forfait de Tassi. Arrivé à Rome quelques années plus tôt en compagnie de sa belle-sœur âgée de 14 ans qu’il avait engrossée, il fuyait Livourne où il était soupçonné d’avoir voulu faire assassiner sa femme ! Pour ces faits révélés au cours du procès, il risquait la peine de mort ou les galères bien davantage que pour le viol d’Artemisia. Condamné non à la mort mais à un an de prison et cinq ans d’exil, il fut cependant gracié assez rapidement sur l’entremise du prince Scipio Borghese, son protecteur.

Pour se faire justice, Artemisia eut donc recours à la peinture. Deux tableaux ne furent pas de trop pour régler son compte à son violeur. Elle peignit en outre d’autres tableaux représentant Judith et sa servante tenant la tête tranchée d’Holopherne dans un panier. Ajoutons trois toiles représentant le suicide de Lucrèce et une quatrième son viol des œuvres de Tarquin. Et puis surtout une œuvre d’une puissance incroyable, reprenant un autre épisode biblique, tiré du Livre des Juges : Yaël et SiseraComme Judith tue Holopherne, Yaël tue Sisera, autre soldat ennemi d’Israël, en lui enfonçant un clou dans la tête !

Le choix de ce dernier sujet est spécialement intéressant. En effet, un meurtre semblable et retentissant a eu lieu à Rome en 1599 : celui de Francesco Cenci, assassiné à coups de marteau par sa seconde épouse et ses trois enfants, dont l’ainée Béatrice. Homme violent et immoral, Francesco Cenci avait tenté de violer celle-ci. La justice papale est cependant sans pitié, et condamne les meurtriers à la mort, excepté le plus jeune frère. Cette exécution révolte le peuple romain, qui fait de Béatrice le symbole de la résistance à une aristocratie décadente. Un beau portrait d’elle nous est parvenu, œuvre tantôt attribuée à Guido Reni, tantôt à une autre artiste femme, Elisabetta Sirani. Peint de longues années après l’exécution, il n’en témoigne que mieux combien elle a marqué les esprits. Il est clair que le souvenir de Beatrice Cenci est aussi à l’horizon du Yaël et Sisera peint par Artemisia en 1620.

Artemisia sut surmonter l’épreuve du déshonneur qu’elle avait encouru. Le procès terminé, elle se maria, s’émancipa de la tutelle artistique de son père, et quitta Rome pour Florence, où elle fut la première femme admise à l’Académie del Desegno fondée par Vasari en 1563. Elle donna le jour à quatre enfants, dont trois décédèrent très jeunes, se sépara de leur père, eut des amants, dont l’un d’eux lui donna une autre fille. De Florence, elle revint à Rome pour aller ensuite à Venise, à Gênes, à Mantoue ; elle rejoignit son père en 1638 à la cour d’Angleterre, où il décéda un an plus tard ; enfin en 1641, elle regagna l’Italie pour s’installer à Naples jusqu’à sa mort en 1653.

Ce fut donc une femme libre, liberté qu’elle ne dut qu’à elle-même et à son exceptionnel talent. Non pas la première des femmes peintres de la Renaissance – il y en eût d’autres – mais à coup sûr la plus originale et la plus courageuse. Si elle s’est peinte en Judith, elle n’a pas hésité non plus à se prendre elle-même pour modèle et à se dénuder dans certaines œuvres comme Suzanne et les vieillards ou dans son Allégorie de l’Inclination de la Casa Buonarroti à Florence.

À la peinture qui était sa raison de vivre, elle donna son visage : dans son magnifique Autoportrait en Allégorie de la peinturede la Collection Windsor, elle se représente de profil, toute entière tendue vers la réalisation d’une peinture complètement hors champ. En même temps, elle se penche vers nous, et c’est comme si elle-même allait sortir du cadre du tableau. Selon l’iconologie codifiée par Cesare Ripa, elle tient un pinceau d’une main et une palette de l’autre, ainsi qu’un petit masque en pendentif. Mais dans une autre Allégorie de la peinture, conservée au Mans au Musée Tessé, bas les masques, bas les armes ! Voici Artemisia endormie à même le sol, négligemment recouverte d’un drap qui ne cache guère son corps dévêtu, la palette, les pinceaux et le masque traînant à côté d’elle. Serait-ce là ce qu’elle est occupée à peindre dans le tableau de la collection Windsor ? Le hors-champ de toute peinture, le corps d’une femme qui n’est allégorie de rien d’autre que de son propre mystère, comme Giorgione sut le faire dans sa Vénus endormie, ou Courbet dans L’Origine du monde.