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J47 - Apprendre : désir ou dressage, Sublimations

Apprendre à regarder avec Lacan

© J. Fournier.
03/10/2017
Laura Sokolowsky

Dans la séance du 6 décembre 1961 du Séminaire sur l’identification1Lacan J., Le Séminaire, livre IX, « L’identification », leçon du 6 décembre 1961, inédit., Lacan évoquait sa fascination pour la collection Piette conservée au musée d’Archéologie nationale à Saint-Germain-en-Laye. En particulier, il eut la chance de pouvoir tenir dans ses mains la célèbre Dame de Brassempouy découverte par Édouard Piette en 1894 dans la grotte des Papes. Datée du paléolithique supérieur, cette célébrissime statuette de 3,65 cm représente un visage stylisé de femme.

Il s’agit d’une des plus anciennes représentations connues de visage humain et Lacan indiquait à son propos que cette tête posait de nombreuses questions. En effet, l’absence de bouche tranche avec son caractère réaliste. Étant donnée la virtuosité de sa réalisation, il ne s’agit pas d’un oubli, mais de stylisation volontaire. En vérité, on ne sait pas encore, ni peut-être jamais, quelles interprétations donner aux Vénus paléolithiques. Les théories vont de l’art pour l’art aux rituels mystico-religieux, en passant par l’hypothèse selon laquelle il s’agirait d’autoportraits de femmes gravides par elles-mêmes – pour les figures stéatopyges –, voire simplement de poupées, d’objets ludiques ou de représentations érotiques. Ce que l’on admet pourtant désormais, à rebours de l’accent mis jadis sur la fécondité et la maternité, c’est l’importance donnée à la sexualité dans les figurations humaines du paléolithique2L’existence de civilisations matriarcales néolithiques et du culte des déesses mères a été remise en cause. Cf. Testart A., La Déesse et le grain. Trois essais sur les religions néolithiques, Paris, Éditions Errance, 2010.. Ce sont des seins, des fesses et des vulves surmontées ou non de phallus, et jamais des mères allaitantes ou des enfants, qui sont représentés. Les hommes du paléolithique se seraient plutôt intéressés à la jouissance comme telle.

Lacan s’intéressa à un autre objet, sans doute moins spectaculaire, de la collection Piette. Il s’agit d’un os gravé d’encoches espacées datant du Magdalénien : « Comment vous dire cette émotion qui m’a saisi quand, penché sur une de ces vitrines, je vis sur une côte mince, manifestement une côte d’un mammifère, je ne sais pas très bien lequel, et je ne sais pas si quelqu’un le saura mieux que moi, genre chevreuil, cervidé, une série de petits bâtons : deux d’abord, puis un petit intervalle, et ensuite cinq, et puis ça recommence3Lacan J., Le Séminaire, livre IX, « L’identification », inédit.».

Dans cette séance du séminaire consacrée à l’essence du signifiant dont la forme la plus simple est l’einziger Zug, ou trait unaire, Lacan notait que le trait n’est pas la réduction extrême de toutes les différences qualitatives. Le trait ne procède pas d’une simplification du schème. Si l’on fait une ligne de bâtons, il n’y en aura pas un seul semblable. L’idée opposée, qui n’est pas celle de Lacan, selon laquelle ces bâtons réduiraient les différences qualitatives par une similitude de traits tous pareils, relève de l’imaginaire.

La question consiste à savoir à partir de quel moment la ligne de bâtons apparaît. Lacan prenait l’exemple du chasseur qui compte le nombre de bêtes chassées : « J’en ai tué une, c’est une aventure. J’en tue une autre, c’est une seconde aventure, que je peux distinguer par certains traits de la première, mais qui lui ressemble essentiellement d’être marquée de la même ligne générale. À la quatrième, il peut y avoir embrouillement : qu’est-ce qui la distingue de la seconde, par exemple ? À la vingtième, comment est-ce que je m’y retrouverai, ou même, est-ce que je saurai que j’en ai eu vingt ?4Ibid.». La nécessité de se repérer dans la succession fait donc surgir la fonction du signifiant. Le bâton est le trait distinctif comme support de la pure différence. C’est le signifiant qui tranche dans le réel.

L’encoche première sur l’os gravé efface l’animal chassé qu’elle représente. L’effaçon de la Chose qui donne naissance au signifiant Un, telle est la marque du sujet.

Voilà ce que Lacan savait voir et nous apprend à regarder.

 

 


  • 1
    Lacan J., Le Séminaire, livre IX, « L’identification », leçon du 6 décembre 1961, inédit.
  • 2
    L’existence de civilisations matriarcales néolithiques et du culte des déesses mères a été remise en cause. Cf. Testart A., La Déesse et le grain. Trois essais sur les religions néolithiques, Paris, Éditions Errance, 2010.
  • 3
    Lacan J., Le Séminaire, livre IX, « L’identification », inédit.
  • 4
    Ibid.