Viol et passage à l’acte
Le viol est souvent comparé à de l’animalité. Pourtant on peut, avec Lacan, qualifier la parade qui accompagne la sexualité animale, d’« approches charmantes » et même d’« exquise courtoisie1Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 32.». Simplement celle-ci n’est pas portée par un discours, c’est-à-dire par un agencement de semblants. Les paroles, c’est ce qui distingue la sexualité humaine de celle des animaux ; on peut dire que le comportement sexuel humain, s’il est porté par un discours, peut s’avérer aussi parfois porté par « quelque effet qui ne serait pas du semblant », c’est-à-dire, précise Lacan, qu’« il peut y avoir de temps en temps, l’accident du viol d’une femme par un homme ou l’inverse d’ailleurs2Ibid.». Le viol n’est donc en aucune façon animalité, c’est sortir du semblant pour mettre en acte la jouissance.
Lacan en parle comme d’un « passage à l’acte » et note-t-il, « ce passage à l’acte n’arrive que par accident3Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, Le transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2001, p. 33.». « Par accident » ? Assurément ce terme ferait bondir les signataires de me too pour lesquelles, selon la formule de Jean-Claude Milner, il semble que « le viol soit la vérité de l’acte sexuel4Milner J.-C., « Troubles dans la sexualité », Conférence Youtube, Banquet du livre de Lagrasse, 8 août 2018.». Moins que hasard, ce « par accident » signifie rupture de discours.
Le passage à l’acte, Lacan le définit « comme un plongeon dans le trou du souffleur, le souffleur étant bien sûr l’inconscient du sujet5Lacan J., « Conférences et entretiens dans des Universités Nord Américaines », Scilicet 6/7, Paris, Seuil, 1976, p. 35.», et cet inconscient « ne fait pas semblant6Lacan J., « Discours à l’EFP », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p 281.». Même si l’acte est entouré de paroles, celui qui passe à l’acte ne peut en « reconnaître7Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme », leçon du 15 février 1967, inédit.» les effets ; il n’a pas le sens de son acte. Comme le dit Lacan, le passage à l’acte, c’est « ouvrir le robinet sans savoir ce qu’on fait8Lacan J., Le Séminaire, Livre X, L’Angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 372.».
Inceste générationnel
Mais qu’en est-il lorsque « l’habile séducteur » dont parle Freud est membre de la famille ou investi d’une autorité quasi-parentale et qu’il habille ses actes transgressifs de paroles. Du côté de l’abusé(e), quand les souvenirs ont été mis sous séquestre, ce n’est pas toujours au nom de l’effroi, c’est que le sujet a été capté dans le savoir de l’autre parental idéalisé. Et lorsque, dans l’analyse, ce souvenir revient à la mémoire9Parfois comme une « détonation », Cf. Flament F., La consolation, Paris, Lattès, 2016., la bombe éclate ; il y a clivage entre d’une part l’angoisse « de se sentir réduit(e) à son corps », un corps qui depuis, reste souvent absent à lui-même, vécu comme étrangeté hétérotopique et d’autre part les affects qui se situent dans le discours (silence vécu comme mensonge, colère, rage, impuissance, terreur, honte, dégoût, sentiment d’indignité et aussi parfois jouissance). Mais sans effets d’élucidation par le sujet.
Se pose alors la question : qu’est-il arrivé à ce corps de parlêtre pour qu’il entraîne dans son absence le sujet lui-même ? D’ailleurs, y était-il à ce moment-là ? Ce n’est pas sûr. « Il y a quelqu’un ? » demandait Vanessa Springora déambulant seule la nuit10Springora V., Le Consentement, Paris, Grasset, 2020, p.175.. Comme un appel à l’Autre, appel à se rattacher à l’Autre du langage, à un nom propre : « Y suis-je ? », « Est-ce ma voix ? », mais aussi bien « Qui va là ? », « Y-a-t-il de l’Autre ? ». C’est avec la pulsion de mort que le sujet qui a subi un attentat sexuel se confronte.
Lorsqu’il − ou elle − s’aperçoit que la parole de l’habile séducteur était mensonge, la place de celui-ci chute, et ne reste que le déchet d’objet qu’est devenu le corps du violenté(e), ce corps vivant impacté, piétiné par la jouissance impudique de l’autre, que ce soit sans paroles ou avec paroles mensongères.
il peut y avoir de temps en temps, l’accident du viol d’une femme par un homme ou l’inverse d’ailleurs
J. Lacan
Quelle jouissance ?
On a pu dire que la jouissance du sujet traumatisé y était toujours présente ; mais quelle jouissance ? Il n’est pas toujours certain que quelque coordonnée de jouissance sexuelle s’y reconnaisse, car la jouissance phallique est hors corps et ici c’est le plus souvent le corps du sujet qui porte des traces, des marques de jouissance destructrice, de « poison » comme l’ont dit Niki de Saint-Phalle et Anaïs Nin. Dans ces situations d’abus sexuel en famille, souvent c’est la jouissance des paroles entendues − où l’emprise se masque sous l’affection − qui a fait signe ! Mais c’est le hors-sens de la jouissance de l’Autre qui a sidéré le sujet. Car l’enfant n’est pas séducteur, il veut l’amour et à l’amour qu’il demande, il lui est répondu par le sexe. Ce que Ferenczi appelle « la confusion des langues ».
Métaphore ou métonymie de la jouissance ?
Pourtant, cet arrêt sur effraction vaut comme fixation « laissée en arrière » (Freud), « stigmate historique » (Lacan). Mais la fixation qui se noue à l’abus sexuel − jouissance sexuelle ou pas − ne permet pas la fiction. Plutôt a-t-elle fracassé le fantasme ! Et là, aucune métaphore de jouissance n’est produite, aucune équivoque n’est mobilisable.
Cet événement « inassimilable11Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 55.» mais qui marque, ce corps étranger toujours actif est comme un objet « fractal12Mandelbrot B., Les objets fractals, Paris, Flammarion, 1995. Cité par Jacques-Alain Miller, « L’orientation lacanienne. L’Un tout seul », enseignement prononcé dans le cadre de l’université Paris VIII, cours du 4 mai 2011.» qui itère dans la vie du sujet ayant subi cette effraction avant que d’être adulte. Mais pour être sans métaphore, il n’est cependant pas sans signifiant.
Ainsi, tel adolescent ayant reçu une initiation sexuelle de la part de son grand-père paternel sous couvert d’éducation, deviendra dans son existence un éducateur ; telle femme ayant subi vers ses douze ans l’initiation sexuelle d’un frère plus âgé qui « l’épatait », se taira toute sa vie douloureusement face aux autres, « épatée » par ceux qui savent parler, mais de « menottée » qu’elle était, deviendra celle qui sait « tout faire de ses dix doigts » ; telles autres ayant subi au seuil de l’enfance ou de l’adolescence les assauts d’un frère, d’un oncle, travailleront dans l’aide à l’enfance. Il y avait donc un signifiant à soustraire, à prélever dans le savoir et dans le discours de l’Autre qu’était le parent traumatique, un signifiant qui a permis une identification en même temps qu’il y a eu réversion de la pulsion de la voie passive à la voie réfléchie, un « se faire »… éducateur, manuel habile, thérapeute d’enfants malmenés… !
Si jouissance il y a, c’est alors une « métonymie de la jouissance » qui ferait Symbolishebedeutung13Miller J.-A., « Lire un symptôme », Mental, n°26, juin 2011, p 56., celle des semblants, qui est en jeu ; car cette jouissance a bien été métonymisée et le sujet finalement l’a déplacée. Le signifiant a fait « halte à la jouissance ».
C’est dans l’analyse que reviennent des questions : quel rapport ce traumatisme accidentel a-t-il eu avec le trauma essentiel de la sexualité ? Ce dernier est celui de la sexualité impossible à subjectiver. En effet, la rencontre des pulsions partielles avec l’Autre fait le traumatisme du malentendu pour le sujet qui ne peut s’y reconnaître. Il en fait alors symptôme. Et l’initiation de l’impubère par un proche fait traumatisme de la mauvaise rencontre et renvoie le sujet à sa solitude. Avec cette question : quel objet ai-je été pour l’autre ? Comment alors localiser le Réel de l’intrusion de la jouissance de l’Autre qui avait déchiré le voile du fantasme ? Sans chasser la culpabilité ! C’est là qu’avec une psychanalyse peut se fabriquer un savoir autre que celui transmis par le parent traumatique et qui mène à s’apercevoir que l’Autre n’existe pas. Au psychanalyste, de sa position, de « reproduire la névrose » que « le parent traumatique produit […] innocemment14Lacan J, Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 151 : « le psychanalyste, de sa position, reproduit la névrose, et […] le parent traumatique, lui, la produit, innocemment ».» !