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J51 - La norme mâle, Sublimations

À propos de Paul Celan

"Je ne suis pas poète, mais un poème !"

© D'après J. Fournier.
29/10/2021
Jean-Michel Fauche

Toute norme vise à édifier un modèle en absolu. Si la poésie offre une possibilité d’échapper à ce but en créant de nouveaux espaces à la langue, alors l’œuvre de Paul Celan peut bien être une tentative désespérée de répondre, par la voie du silence, à ce qui ne peut se dire, à ce que la réalisation de cette visée délirante aura pu produire de pire avec la Shoah.

Je ne suis pas poète1La citation en sous-titre de ce texte est extraite de Lacan J., « Préface anglaise au Séminaire XI« , Autres écrits, Paris, Seuil, 2005, p. 572.

La poésie de Célan n’est pas destinée à flatter la lecture, car chez lui, la rupture avec toute idée de transmission est radicale : il faut donner corps à ce qui ne peut se dire, à ce qui est de l’ordre de l’intransmissible, faisant là peut-être route commune avec l’analyste dans son rapport à l’impossible.

L’écriture s’y déploie sans effet de style recherché, en totale dissonance avec une esthétique où le mot coulerait de source pour un plaisir signifiant : la langue y sera celle du bégaiement, de la rupture, de l’effort à dire l’indicible. Césures, coupures, chutes rythmiques et discontinuités, silences venant couper la marche du sens forment le corps troué du poème. Il s’agit de faire trébucher la langue, la lecture. Le poème ne fait pas poésie. Aucune normalisation possible.

L’œuvre de Celan a lieu dans l’après Shoah. Il y a eu cet événement qui est venu ébranler la langue dans ses assises : on ne peut plus parler le monde de la même façon avant et après ce traumatisme, avant et après les camps dans lesquels Celan a perdu ses parents et ses proches.

L’emploi de la langue du bourreau, qui est aussi celle de la mère d’origine juive allemande, est fondamentale pour comprendre le but poursuivi.

Un des poèmes parmi les plus connus, Todesfuge 2Celan P., Fugue de mort, Choix de poèmes réunis par l’auteur, traduction de J.-P. Lefebvre, Paris, Poésie/Gallimard, 1999, p. 53., écrit au sortir de la guerre, en 1946, fait référence à cette pratique qui consistait à employer des juifs musiciens pour couvrir les cris de ceux que l’on menait à la torture ou aux chambres à gaz dans les camps. Maquillage de l’horreur destiné à faire taire le réel de l’extermination et des corps suppliciés.

La langue maternelle, infectée désormais d’un pouvoir annihilant, sera impuissante à nourrir ses fils. Mais pour creuser une place, une tombe aux disparus de la Shoah, il faut quand même boire le poison qui l’a infiltrée (ce sera le rôle de l’écriture pour Celan dans sa fonction de témoignage ) :

Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
te buvons le matin puis à midi nous te buvons le soir
nous buvons et buvons

Nulle métaphore dans ce lait noir, il s’agit d’une allusion au lait gris que l’on servait aux prisonniers. Boire le lait la nuit pour creuser des tombes dans le ciel, à ceux qui n’en ont pas, car leurs corps ne sont plus que cendres, fait aussi allusion aux fours crématoires :

Nous creusons dans le ciel une tombe où l’on n’est pas serré

Parler la langue du bourreau. Le seul dont la parole résonne dans le poème est le nazi qui ordonne, car eux n’ont plus de corps ni de voix :

Il crie enfoncez plus vos bêches dans la terre vous autres et vous chantez jouez

On l’entend, le poème ne fait pas métaphore. L’écriture de Celan est sans illusion poétique, le mot y a tout son poids de réel. Mais par le travail du poème, il est possible d’offrir une sépulture creusée à même la langue pour les juifs exterminés, une tombe pour sa mère, exécutée d’une balle dans la nuque dans un camp de Transnitrie :

il t’atteint d’une balle de plomb, il ne te manque pas

On voit dans ce vers le geste technique, déshabité du nazi armé d’un savoir entièrement dévolu à l’efficace d’une destruction organisée, à l’édification d’une norme devant supprimer tout ce qui ne correspond pas à l’idéal imposé :

La mort est un maître d’Allemagne

Les vers :

Tes cheveux d’or Margarete
Tes cheveux cendre Sulamith

concluent le poème sur la figure de la mère dédoublée entre les traits de Sulamith la juive, l’aimée du Cantique des cantiques, et ceux de Margarete l’allemande, l’amante de Faust.

Il y a là le refus de toute possibilité de faire le deuil, un retour sur les entours du trou-matisme que vient évoquer le poème, un retour sur ces lieux immémoriaux qui font béance dans la plénitude énonciatrice.

… mais un poème

Parler la langue du bourreau, utiliser le corps du texte afin de creuser une place à ceux qui n’en ont plus, mais aussi « faire poème » pour que les mots, après la catastrophe, puissent encore tenir debout.

La référence à la phrase de Lacan « je ne suis pas poète, mais un poème » peut ainsi entrer en résonnance avec les visées de Celan.

La fonction du silence, prenant la fonction de trame, de support est donc essentielle pour que quelque chose puisse advenir après la traversée de l’indicible. Au silence imposé par le délire nazi répond le silence consenti par celui qui veut l’utiliser pour faire tenir les mots ensemble.

Ce silence, que l’on entend dans toute articulation signifiante, agit comme une pulsion interne, il est de structure, ce sur quoi s’édifie toute signifiance.

Le silence serait ainsi une figure positive de l’impossible chez Celan, offrant à toute parole de pouvoir repartir de façon différente, ouvrant un espace à la création. À la fois ponctuation interprétative et matériau sur lequel s’édifie le poème, comme le vide est le support du vase pour Heidegger.

Si l’on se réfère au silence de l’analyste qui, par sa présence pure, permet une relance du sujet enchevêtré dans son effort à redevenir normal, « être un poème » c’est peut-être, selon cette direction, se faire le support, en creux, de l’invention qui pourra advenir, en laissant résonner le silence qui fait écho au silence hors sens du réel traumatique et de la jouissance.

 


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    La citation en sous-titre de ce texte est extraite de Lacan J., « Préface anglaise au Séminaire XI« , Autres écrits, Paris, Seuil, 2005, p. 572.
  • 2
    Celan P., Fugue de mort, Choix de poèmes réunis par l’auteur, traduction de J.-P. Lefebvre, Paris, Poésie/Gallimard, 1999, p. 53.