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J44 - Être mère, Sublimations

À mère sainte, fille démoniaque

À propos du film L'Exorciste

© J. Fournier. Photo P. Metz.
04/08/2014
Karim Bordeau

The Exorcist, réalisé par William Friedkin, est sorti en 1973. Il est devenu un grand classique du cinéma d’épouvante. Le sujet du film est le surgissement du démoniaque dans la relation d’une tendre et affectueuse mère, Cris Macneil (Ellen Burstyn), à sa craquante et brillante jeune fille, Regan Theresa (Linda Blair), affrontée à l’éveil bruyant de sa féminité.

Une mère pieuse

Cris, actrice célèbre et richissime, est obnubilée par la vie religieuse des prêtres qui peuplent son quotidien. C’est une mère pleine de charme et de finesse, qui aime sa fille plus que tout, prête à tout pour assurer le bonheur de celle-ci. Tout semble beau, parfait, dans un luxueux monde aspergé d’eau bénite. Dans cette veine, Friedkin montre, de façon subtile, une femme dont l’idéal serait en somme porté par l’icône de la Sainte Mère, ne connaissant pas la haine, sûre de la pureté de son amour… et de celle de sa fille dont d’ailleurs le second prénom est Theresa1C’est pointé dans le film de façon appuyée juste avant que ne commence le rituel. : « I sure do love you », murmure Cris à Regan endormie. Mais celle-ci manifeste de dérangeants symptômes, bousculant ces fausses certitudes. Cris, quelque peu inquiète mais pas plus que ça, amène alors sa jeune fille chez les meilleurs docteurs de la ville. La séquence où la mère, assise dans la salle d’attente du Dr Klein (Barton Heyman), l’air enjoué – le visage couvert par une large paire de lunettes de soleil –, brode une plante, alors que Regan est l’objet d’investigations médicales douloureuses et pointues, est d’une remarquable justesse : regard aveugle de la mère mis génialement en continuité avec celui d’une science où l’impénétrabilité du corps ne semble plus être une limite. Friedkin nous montre un discours médical devenu fou, d’une férocité inouïe que la mère, sûre en quelque sorte de la bonne volonté de l’Autre, ignore.

Une fille démoniaque

« Mother, what’s wrong with me ? », demande Regan. « — It’s just like the Doctor said. It’s nerves, and that’s all. You just take pills and you’ll be fine. Really. » Mais les choses ne s’arrangent pas comme la mère l’espérait : Regan devient de plus en plus démoniaque, vociférante et d’une violence démesurée. Après multiples IRM et ponctions successives, aucune cause visible de sa pathologie n’est détectée sur les radios. L’affreux Dr Klein en devient malade ! On convoque finalement un psychiatre afin de pratiquer une séance d’hypnose pour interroger la seconde personnalité de Regan. Quatre-vingt huit médecins sont sur le coup pour venir à bout du diable qu’est devenue la jeune fille. Donnant sa langue aux chats, un de ceux-ci demande à Cris si elle-même ou Regan sont croyantes, et lui conseille alors de faire un exorcisme dans les règles. Qui sait ? La croyance peut beaucoup… On a déjà vu ça. Curieux retournement du discours médical que pointe là Friedkin ! 

Le Père Lankester Merrin (Max von Sydow), spécialiste en la matière, est alors appelé pour pratiquer le Rituel. Franchissant le seuil de la porte, il sait déjà que la petite Regan est possédée par le violent démon Pazuzu : divinité phallique ambigüe, protecteur des femmes enceintes…

Le sensationnel prologue du film, aux résonances multiples, nous affronte d’emblée à ce singulier démon, non d’ailleurs sans un effet d’étrangeté : on y voit le quotidien d’une rue chic de Washington, à proximité de la maison des Macneil ; puis l’intérieur d’une église où apparaît de profil une statut de la Vierge Marie ; et coupure : le film se poursuit au nord de l’Irak, sur un vaste site archéologique peuplé d’une foule d’Irakiens piochant énergiquement dans une terre dure et sèche. Merrin fait alors la secouante découverte d’une statuette de Pazuzu. Terrifié, il retourne aux USA, pressentant le retour d’un old friend avec qui il a déjà eu maille à partir.

Freud formule que la croyance aux entités démoniaques est corrélative d’un retournement topologique du désir de l’Autre au voisinage de la Chose2Cf., Freud S., Totem et tabou, Paris, Payot, 1965, p. 84.. L’accomplissement du « religieux » résiderait alors dans « la liaison psychique de l’angoisse des démons3Freud S., Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984, p. 222.». Dans cette veine, Lacan nous invitait à ne pas s’adonner à un nihilisme de mauvais aloi conçu pour « nous garder d’affronter le démoniaque, ou l’angoisse, comme on voudra4Lacan J., « Du “Trieb” de Freud et du désir du psychanalyste », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 854.».

Friedkin s’y est affronté à sa façon, montrant, non sans ironie, les errances d’une science et d’une mère, cherchant la vérité du symptôme dans un corps transformé en image ou en chose. Pazuzu leur rappelle alors que son lieu, à cette vérité, est celui de la parole.

 


  • 1
    C’est pointé dans le film de façon appuyée juste avant que ne commence le rituel.
  • 2
    Cf., Freud S., Totem et tabou, Paris, Payot, 1965, p. 84.
  • 3
    Freud S., Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984, p. 222.
  • 4
    Lacan J., « Du “Trieb” de Freud et du désir du psychanalyste », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 854.