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J50 - Attentat sexuel, Orientation

« À 14 heures, elle a viol »

© AKOM
20/08/2020
Dalila Arpin

Adolescente, j’admirais les très belles photos de David Hamilton, que je collais sur les murs de ma chambre. Des jeunes filles de mon âge posaient dans des décors éthérés. J’étais loin de savoir que les voiles de leurs robes cachaient un sordide envers.

En vacances avec sa mère, Flavie Flament est repérée à treize ans par le photographe et sa mère en est fière1Flament F., La consolation, Lattès, 2016, p. 80. . Les séances démarrent. « L’histoire se répète et la curiosité des premiers temps a laissé place à une certaine lassitude : changer de robe, de chapeau, s’asseoir, s’avachir, se lever.2Ibid., p. 91.» Mais le pire est à venir.

Lasse de la routine qui s’installe, elle accepte volontiers l’invitation du maître à la promenade. Mais c’est une drôle de sortie à laquelle elle est conviée : sur une plage naturiste, elle doit lui trouver des mouses3Terme utilisé par l’auteur, probablement en référence au terme familier anglais pour le sexe féminin, pussy, petit chat.. Flavie « reste muette et tétanisée. Hypnotisée. Déconcertée. Prisonnière.4 Ibid., p. 101.» Le retour au studio se scelle par un viol. Ce sera le premier d’une série et elle décrit une journée type de l’été de ses treize ans, ponctuée par un « à 14 heures, elle a viol5Ibid., p. 93.». Les très belles photos n’arrivent pas à sublimer les basic instincts. La première fois de Poupette − comme on l’appelle − se teinte d’horreur.

Un détail avait déjà éveillé le doute de la fille : ce jour-là, le photographe les reçoit tout nu tandis que la mère demande, sans broncher, « Je viens la chercher à quelle heure ?6Ibid.» À la fin de la journée, elle se sent souillée, coupable presque, d’avoir fait « une grosse connerie7Ibid., p. 117.». Elle tente alors de dire à sa mère qu’elle en a marre de poser tous les jours, que cela ne ressemble pas à des vacances… Peine perdue. Sa mère lui rappelle que « quand on prend un engagement, on va jusqu’au bout.8Ibid., p. 119.»

C’est justement « jusqu’au bout » de la jouissance maternelle que Poupette va devoir aller, au prix de son bonheur. Dans un témoignage tout en finesse, Flavie Flament nous livre le récit d’un ravage mère-fille qui ne manque pas de sidérer. Le regard des hommes se pose sur les formes naissantes de la jeune fille et le visage de la mère s’illumine. Elle va en tirer un profit. Mère au foyer frustrée de trois enfants, elle n’est arrimée au sentiment de la vie que si sa fille perce dans le milieu du spectacle. Et pour ce faire, elle n’épargne aucun moyen… La fille est obligée de se plier à ses caprices, la tentative de suicide n’étant jamais très loin. Pourra-t-elle parer à l’égarement d’une mère qui lui raconte sa participation à des partouzes ? Le fantasme de sauver sa mère avec sa docilité se forge. On l’entend, peut-être, dans son prénom, Fla-vie.

Le récit de celle qui devient animatrice de télévision pour satisfaire encore sa mère a cela de singulier : la mère consent à l’abus de sa fille par le photographe et par d’autres, dont elle jouit par procuration. Elle l’oblige à correspondre et à rendre visite à un homme de l’âge de son père, sachant parfaitement qu’elle sera prise pour un objet sexuel.

Flavie dépeint son père comme un homme indifférent à l’amour de sa seule fille, incapable de deviner qu’elle attend sa bise avant de s’endormir. C’est un homme muré dans un univers masculin : les fils et les copains d’abord. Il encourage les virées de sa femme et sa fille à Paris – pour permettre la rencontre des hommes du spectacle – par la phrase : « Les filles vont traîner le cul à Paris.9Ibid., p. 71.» Ignorant ou pas, il ouvre aussi grande la porte au ravage qui se dessine.

La douleur de la fille est immense et elle va recouvrir avec le voile de l’oubli les années adolescentes. Il lui faudra une longue analyse pour déceler derrière ses symptômes cette « boîte à souvenirs », jusqu’alors ignorée, enfouie tout au fond de l’âme, bien scellée du sceau de la honte et du secret, qui s’ouvre à la faveur d’un moment important, et fait remonter à la surface les souvenirs pélagiques comme autant de claques dans la gueule. Des images, des odeurs, des sons, aussi précis et violents qu’au moment où ils ont été vécus. Le temps n’a pas fait son travail de « polissage10Ibid.». La mémoire est liée aux traces dans le corps en tant qu’il est marqué par les objets qui en sont extraits11Conférence de M.-H. Brousse, « La trace, entre mémoire et oubli », soirée préparatoire aux J50 via Zoom, le 18 juin 2020..

C’est à la faveur du décès du grand-père, seule figure à l’avoir investie d’un regard bienveillant, que débutent « les attaques de panique12Ibid., p. 55.» et les « flashes13Ibid., p. 105.» qui permettront l’émergence du souvenir de l’attaque sexuelle refoulée. Elle vit dans « la terreur de leur surgissement14 Ibid.». C’est alors qu’un autre enfer commence. Elle sait qu’elle va dénoncer un monstre sacré de la photo et elle sait aussi que, travaillant dans les médias, elle risque sa place. Mais grâce à la rencontre avec un analyste, elle va avoir le courage de désensevelir la petite Poupette et de pouvoir la regarder, de réussir à l’écouter. La première chose que lui demande celui qui devient son partenaire de recherche et de guérison c’est d’apporter un album photo de son enfance. Tâche insurmontable, au début, qui deviendra une façon d’exorciser − à l’aide de la parole − les spectres du passé.

Lacan avance que le violeur est pire qu’un animal, qu’il enfreint tout protocole dans la rencontre sexuelle. Il déchire les semblants et, en rabaissant sa proie, s’enfonce en dessous de l’échelle humaine : « au lieu d’avoir l’exquise courtoisie animale, il arrive aux hommes de violer une femme, ou inversement15Lacan J., Le séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 32.».

Ce cas nous apprend qu’un violeur peut se cacher même derrière une œuvre très raffinée. Et aussi, que ce violeur peut être doublé d’un autre, la mère en l’occurrence, qui − afin de prendre sa revanche d’avec la vie − ne recule devant rien pour offrir sa fille sur l’autel de la jouissance des hommes. Elle fait d’une petite poupée, un sex-toy : « Le danger guette des deux côtés, [dit Flavie amèrement] même s’il n’a pas le même visage.16Flament F., La consolationop. cit., p. 200.»


  • 1
    Flament F., La consolation, Lattès, 2016, p. 80.
  • 2
    Ibid., p. 91.
  • 3
    Terme utilisé par l’auteur, probablement en référence au terme familier anglais pour le sexe féminin, pussy, petit chat.
  • 4
    Ibid., p. 101.
  • 5
    Ibid., p. 93.
  • 6
    Ibid.
  • 7
    Ibid., p. 117.
  • 8
    Ibid., p. 119.
  • 9
    Ibid., p. 71.
  • 10
    Ibid.
  • 11
    Conférence de M.-H. Brousse, « La trace, entre mémoire et oubli », soirée préparatoire aux J50 via Zoom, le 18 juin 2020.
  • 12
    Ibid., p. 55.
  • 13
    Ibid., p. 105.
  • 14
    Ibid.
  • 15
    Lacan J., Le séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 32.
  • 16
    Flament F., La consolationop. cit., p. 200.