Mesdames les Sénatrices, Messieurs les Sénateurs,
Mesdames les Députées, Messieurs les Députés,
L’amendement rédigé le 14 novembre 2025 proposé par Mmes les sénatrices Guidez, Jacquemet et Vermeillet, et M. le sénateur Canévet dans le cadre du projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2026, exigeant qu’« à compter du 1er janvier 2026, les soins, les actes et prestations se réclamant de la psychanalyse ou reposant sur des fondements théoriques psychanalytiques ne donnent plus lieu à remboursement, ni à participation financière de l’assurance maladie », présente un danger considérable pour les citoyens que les deux Chambres s’attachent à protéger. Au nom d’une idéologie dont la cohérence ne tient qu’à sa haine affichée de la psychanalyse, il constitue une attaque criante contre elle.
De très nombreux professionnels en institutions publiques choisissent les apports de la psychanalyse pour s’orienter dans leur pratique. Pas tous. Le libre choix des praticiens comme des patients reste essentiel pour améliorer l’offre de soins. C’est par une prodigieuse dénégation que l’amendement prétend ne pas toucher à la « liberté de choix des patients » ni à « la liberté de pratiques des professionnels », quand il indique très clairement que ces libertés sont exactement ce qu’il vise à prohiber. En outre, cette mesure, si elle venait à être adoptée, désorganiserait l’ensemble du dispositif public de soin en santé mentale (hôpitaux psychiatriques, centres médico-psychologiques (CMP), centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP), hôpitaux de jour, instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques (ITEP), instituts médico-éducatifs (IME), etc.), laissant sans soins des enfants, adolescents et adultes en grande souffrance qui, au mieux, engorgeraient les services d’urgences, au pire, entraîneraient de graves conséquences sur leur vie et celles de leurs concitoyens. Ce qui est présenté comme une chasse au gaspi aurait de tout évidence des conséquences coûteuses pour la nation.
Sans qu’aucun argument ne vienne le justifier, cet amendement sortirait la psychanalyse du champ de la santé mentale publique où elle est installée – y compris légalement [1] – et où elle continue de faire ses preuves. Pour se réclamer de la Haute Autorité de santé (HAS), cet amendement ne repose sur aucune rigueur scientifique. Depuis vingt ans, les opposants à la psychanalyse recyclent un rapport de l’Inserm de 2004 dont tous les biais ont été démontrés. Les études contemporaines se soumettant aux critères scientifiques les plus rigoureux (essais randomisés, méta-analyses) montrent bien plutôt l’efficacité de la psychanalyse à court et à long terme pour la quasi-totalité des troubles. Elle y est présentée comme équivalente aux autres formes de psychothérapie, notamment aux thérapies cognitivo-comportementales (TCC). Alors que de nombreux pays reconnaissent la psychanalyse comme une offre de soin valide parmi d’autres, comment des sénateurs pourraient-ils ignorer l’importance de ces études internationales ?
Ce qui distingue les approches orientées par la psychanalyse tient à ce qu’elles ne prétendent pas ramener les sujets à une norme supposée en les rééduquant, mais qu’elles leur permettent au contraire de retrouver la voie de leur singularité dans un lien de parole – c’est une question d’éthique pour les praticiens qui s’orientent de ce discours.
En souhaitant dérembourser toutes les pratiques orientées par la psychanalyse, cet amendement révèle une ignorance flagrante de l’organisation réelle du soin psychique en France. Contrairement à ce que laissent penser les rédacteurs de l’amendement, la psychanalyse n’est pas une pratique marginale réservée à quelques cabinets privés. L’orientation analytique est présente dans une part très significative des lieux accueillant la souffrance psychique. L’amendement n’affecte donc pas seulement des pratiques spécifiques : il menace l’organisation générale du secteur psychiatrique public déjà fragilisé par des années de sous-investissement et de pénurie de personnel. L’amendement se réclame d’une rationalité économique ? Son application provoquerait des catastrophes qui coûteraient très cher, tout à la fois humainement et financièrement.
Sous prétexte de « rationaliser la dépense publique », ce texte vise à imposer une vision unique de la santé mentale et voudrait délégitimer tout ce qui y déroge. Il s’agit dès lors d’un principe totalitaire qui manifeste une volonté de normalisation et d’appauvrissement. Désignant les professionnels qui utilisent la psychanalyse comme des gaspilleurs de fonds publics, il remet en cause la liberté de pratique des cliniciens, la liberté de choix des patients et la pluralité des référentiels thérapeutiques qui répond pourtant à la complexité du psychisme humain que nul mot d’ordre ne saurait réduire ni contenir sauf à l’écraser.
Si la Caisse nationale d’assurance maladie n’a jamais remboursé les actes de psychanalyse, elle rembourse, finance ou co-finance des actes de psychiatres et de psychologues ou des institutions qui emploient ces personnels pour qui la référence à la psychanalyse est essentielle. Mais tandis que ces professionnels (qui sont en formation continue et certifiée) accompagnent quotidiennement ceux qui souffrent parmi nos concitoyens – et notamment, très régulièrement, les grands traumatisés (comme ce fut le cas après les attentats du 13 novembre ou comme c’est le cas dans certains hôpitaux militaires français) – on voudrait tout à coup en supprimer l’approche. À supposer que cela soit seulement possible sans mettre en péril tout le système sanitaire français et laisser sur le carreau les plus fragiles de nos concitoyens (dont certains peuvent devenir dangereux pour eux-mêmes ou pour les autres quand ils ne reçoivent plus de soins), comment cela se ferait-il concrètement ? Procèderait-on à une chasse aux sorcières ? Exigerait-on l’autodénonciation et la démission de ce personnel ? Retirerait-on leur titre de médecin aux psychiatres qui s’orientent de la psychanalyse quand on sait à quel point les psychiatres sont trop peu nombreux pour étancher les besoins ? Et de là, déciderait-on aussi, en toute logique, qu’il convient d’interdire l’enseignement de la psychanalyse dans les départements universitaires de psychologie et ailleurs ? Renverrait-on cette discipline illustre, qui documente abondamment et très rigoureusement ses résultats, au rang de pratique ésotérique ?
Parmi les plus grandes figures de la culture – qu’ils soient artistes, scientifiques, écrivains, chercheurs, médecins, acteurs, avocats, journalistes… –, nombreux sont ceux qui ont rendu public ce qu’ils doivent à la psychanalyse, nombreux sont ceux qui ont témoigné lui devoir jusqu’à leur vie. Voudrait-on priver les plus démunis de nos concitoyens de cette orientation si précieuse au motif qu’ils n’ont pas les moyens d’y prétendre ? L’enjeu n’est ni plus ni moins qu’un enjeu de santé publique, mais aussi de liberté et d’égalité, c’est-à-dire de démocratie.
L’École de la Cause freudienne est une association Reconnue d’Utilité Publique depuis 2006. Elle a obtenu cette reconnaissance, notamment en raison du rayonnement de la psychanalyse française qu’elle étend en Europe et dans le monde. Il est de mon devoir de vous alerter sur les dangers que cet amendement fait courir aux Français. Au nom de l’École de la Cause freudienne, je vous demande le retrait de cet amendement idéologique et mensonger, dont je veux croire qu’il a été rédigé dans l’ignorance des enjeux que nous exposons ici.
En vous remerciant Mesdames les Sénatrices, Messieurs les Sénateurs, Mesdames les Députées, Messieurs les Députés, je vous adresse l’expression de ma très haute considération.
Anaëlle Lebovits-Quenehen
Présidente de l’École de la Cause freudienne,
Association reconnue d’utilité publique
[1] Et notamment l’article 52 de la loi 2024-806 du 9 aout 2004 sur l’usage du titre de psychothérapeute.