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L’impossible à supporter

Collectif, Quarto, n°139
Références
Quarto, n°139
L’impossible à supporter
Collectif
Éditeur
ECF-Quarto
Année
2025
prix
18 €
Philippe Hellebois
  • Éditorial
    Philippe Hellebois

    L’orientation lacanienne
    L’impossible à supporter – Jacques-Alain Miller

    Dix variations sur l’impossible à supporter
    Consentir à l’impossible – Anne Béraud
    La clinique et le réel – Graciela Brodsky
    Un Dieu pour traiter l’insupportable – Adriana Campos
    Acte et Witz – Gil Caroz
    Traces – Sonia Chiriaco
    Une mauvaise humeur nécessaire – Bruno de Halleux
    Sylvia Plath, l’écriture comme remède et poison  – Pénélope Fay
    Grand-peur et misère du IIIe Reich – Sophie Marret-Maleval
    L’insulte – Rose-Paule Vinciguerra
    Peine et joie de l’impossible à supporter – Éric Zuliani

    La passe
    Construire l’objet, et s’en détacher  – Carolina Koretzky
    Isoler l’insupportable par le dire  – Neus Carbonell

    Clinique
    «Ton père voulait un garçon» – Solenne Albert
    La trahison – Célia Breton
    Changer le monde de quand j’étais petite – Sarah Camous-Marquis
    Itinéraire d’une dette de vie – Deborah Gutermann-Jacquet
    Je suis un garçon manqué – Guillermina Laferrara
    Des touches de présence  – Angèle Terrier

    Entretien
    Des paroles coupées du monde. Le génocide des Tutsis au Rwanda avec Jean Hatzfeld

    Études
    L’emprise du regard – Marie-Hélène Blancard
    Silence et interprétation dans la cure analytique – Hélène Bonnaud
    La plainte contemporaine contre la domination – François Brunet
    Charlotte Salomon, l’œuvre d’art et son rapport au vivant  – Raquel da Matta-Beauvais
    Jouissances de l’addiction – Aurélia Verbecq

    Thèse
    Résonances avec Pierre Boulez – Marie Faucher-Desjardins

    Vie de l’École

  •  « Ah ! canaille ! canaille ! 1Stendhal, Le Rouge et le noir, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 2005, p. 476. Au début du roman (p. 380), dans des circonstances similaires, c’est «Ah! monstres! monstres!» que Julien s’entend proférer. Le thème de la canaille court encore dans La Vie d’Henri Brulard comme dans Lucien Leuwen. Cette référence est reprise aussi par J.-A. Miller, Le Neveu de Lacan, Paris, Verdier, 2003, p. 158. » – c’est la réaction qu’ins- pire à Julien Sorel son premier dîner dans le monde bourgeois. Invité par M. Valenod, le directeur du dépôt de mendicité de Verrières, et aussi entrepreneur, il ne put ni manger ni parler devant le spectacle obscène de son hôte et de sa femme communiant dans le règne de l’objet – la scène mérite d’être citée : « on entendait de loin en loin quelques accents d’une chanson populaire, et il faut l’avouer, un peu ignoble, que chantait l’un des reclus. M. Valenod regarda l’un de ses gens en grande livrée, qui dis- parut, et bientôt on n’entendit plus chanter. Dans ce moment, un valet offrait à Julien du vin du Rhin, dans un verre vert, et Mme Valenod avait soin de lui faire observer que ce vin coûtait neuf francs la bouteille pris sur place. Julien, tenant son verre vert, dit à M. Valenod : “On ne chante plus cette vilaine chanson. – Parbleu ! je le crois bien, répondit le directeur triomphant, j’ai fait imposer silence aux gueux”2Ibid. p. 474. ».

    La scène est datée de 1827, en pleine Restauration, et annonce la révolution de 1830 avec l’avènement de Louis-Philippe qui verra la France se lancer à son tour, un demi-siècle après l’Angleterre, dans la révolution industrielle, soit dans le capitalisme. L’un des nombreux mérites de Stendhal est d’avoir mis le doigt sur ce que la modernité nous réservait avec le règne, de plus en plus sans partage, de l’ob- jet. Il épinglait aussi et surtout les délicates fleurs d’humanité qui prospéraient dans cette chaude ambiance, les nommait canailles, ou monstres, tout en montrant que ce qui les caractérisait n’était rien d’autre que le culte cynique et exclusif de l’objet. Les États-Unis en constituaient selon lui ainsi une manière de paradis, et par conséquent l’endroit idéal pour punir les pauvres conspirateurs de 1834 en les envoyant non pas en prison, mais à Cincinnati pour six mois ! 3Berthier P., « Stendhal et l’amour », La Cause freudienne, no 67, octobre 2007, p. 166-167.

    Lacan entretenait avec l’American way of life un rapport pour le moins critique fondé notamment sur le rapport à la parole qui y prévaut sous les espèces de la liberté d’expression. En effet, tout dire équivaut à ne rien dire qui vaille, la parole entièrement libre étant sans poids parce qu’elle ne peut tirer à conséquence : « Nous vivons dans une aire de civilisation où, comme on dit, la parole est libre, c’est-à-dire que rien de ce que vous dites ne peut avoir de conséquence. […] Dans le pays de la liberté, on peut tout dire, puisque ça n’entraîne rien. 4Lacan J., Le Séminaire, livre xv, L’Acte psychanalytique, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2024, p. 289. » Ce n’est évidemment pas dire que Lacan préconisait une censure quelconque, mais qu’il ne savait que trop bien que la liberté totale était le chemin le plus court vers la folie… ou vers la canaillerie généralisée – elle non plus ne se règle pas sur le signifiant mais seulement sur l’objet. Autrement dit, la liberté totale entraîne le déclin de la valeur de la parole, la promotion corrélative de l’objet de jouissance, et partant la montée de l’angoisse.

    Lacan ajoutait d’ailleurs : « Deux fois à Sainte-Anne par exemple, j’ai dit que la psychanalyse avait au moins ça pour elle, que dans son champ – quel privilège – la canaillerie ne pouvait virer qu’à la bêtise. Je l’ai répété deux années de suite comme ça, et je savais de quoi je parlais.5Ibid. » La bêtise constitue donc pour les canailles le bénéfice secondaire de la psychanalyse puisqu’ils s’y retrouvent tête en bas, soit avec moins d’objets et plus de signifiants, lesquels en plus comptent. Et comme nous ne voulons de mal à personne, Lacan recommande de leur éviter ce qui ne sera pour eux qu’un fâcheux détour.

    Jacques-Alain Miller fit un crayon éloquent de Staline en canaille assumée : « Aucun scrupule, aucune décence. Pas de vacillation, pas de manque-à-être.

    L’homme d’acier, la parfaite canaille, inentamable, fermée sur elle-même, “calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur”. La splendeur de la canaille, le rayonnement maléfique qui lui est particulier, lui vient de n’avoir pas d’altérité : la canaille n’admet ni l’Autre majuscule, qui n’est que fiction, ni les autres, qui ne valent rien.6J.-A Miller, Lettres à l’opinion éclairée, Paris, Seuil, 2002, p161. »

    Lacan annonçait comme souvent la conjoncture présente tout en dégageant la réplique qui devait être celle de la psychanalyse. Loin de tout abatte- ment, il démontrait qu’elle n’avait jamais été aussi nécessaire : « Je la définis comme symptôme – révé- lateur du malaise de la civilisation dans laquelle nous vivons7Lacan J., « 1974, Jacques Lacan, Entretien au magazine Panorama, La Cause du désir, n°88, février 2015, p 167. », celle de la peur, de l’angoisse, et de l’impossible à supporter.

    Ce numéro en explore diverses facettes, cliniques, sociales et politiques, tout comme son destin dans la passe. L’entretien est consacré à un génocide du xxe siècle, contemporain de notre génération, et dans la responsabilité duquel la colonisation européenne et le discours de la science ont toute leur place.

    Philippe Hellebois

  • 1
    Stendhal, Le Rouge et le noir, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 2005, p. 476. Au début du roman (p. 380), dans des circonstances similaires, c’est «Ah! monstres! monstres!» que Julien s’entend proférer. Le thème de la canaille court encore dans La Vie d’Henri Brulard comme dans Lucien Leuwen. Cette référence est reprise aussi par J.-A. Miller, Le Neveu de Lacan, Paris, Verdier, 2003, p. 158.
  • 2
    Ibid. p. 474.
  • 3
    Berthier P., « Stendhal et l’amour », La Cause freudienne, no 67, octobre 2007, p. 166-167.
  • 4
    Lacan J., Le Séminaire, livre xv, L’Acte psychanalytique, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2024, p. 289.
  • 5
    Ibid.
  • 6
    J.-A Miller, Lettres à l’opinion éclairée, Paris, Seuil, 2002, p161.
  • 7
    Lacan J., « 1974, Jacques Lacan, Entretien au magazine Panorama, La Cause du désir, n°88, février 2015, p 167.