-
« Ma chère Marie,
Je vous autorise volontiers à utiliser mon cas de fantasme de coups. Ça a été une grande surprise pour moi, mais pas pour vous, et puis il ne coïncidait pas avec une frigidité.
Votre travail sur la femme accomplit donc de constants progrès. La plupart de vos nouveautés m’éclairent beaucoup. Dans l’ensemble, j’ai dans ce domaine, comme vous le savez, le sentiment de manquer de points de repère. […]
Martin doit venir à la maison à la fin de cette semaine. Anna a actuellement au visage des œdèmes dont on ignore le sens et elle ne se sent pas bien. J’ai encore des rayons à intervalle régulier, jusqu’ici sans effet. De votre silence, je conclus que cela va bien pour Eugénie.
Cordialement,
Votre Freud »
Vienne IX, Bergasse 19, le 8 février 1934 : les mots que Freud adressa ce jour-là à Marie Bonaparte apparaissent comme le parfait condensé des neuf cents lettres qui composent la correspondance que le lecteur français a la chance de pouvoir découvrir aujourd’hui : à l’image de ce texte bref, s’y entremêlent avancées de la théorie analytique dans la conversation jour après jour renouvelée entre l’inventeur de la psychanalyse et sa disciple, nouvelles quotidiennes de la famille, des proches, y compris des bien-aimés chiens, mais aussi, chaque jour davantage, de l’inquiétude, celle de la guerre qui vient, celle de la souffrance de Freud se battant contre son « monstre », cette « torture dans la bouche1Bonaparte M. et Freud S., Correspondance intégrale (1925-1939), édition établie et annotée par Rémy Amouroux., Trad. de l’allemand par Olivier Mannoni, Flammarion, 2022, p. 146.» occasionnée par les multiples prothèses qu’il devra endurer à la suite de son cancer de la mâchoire.
Jusqu’ici inédits, ces échanges émouvants, parus en 2022, donnent à voir comment « la dernière des Bonaparte » comme elle aimait se présenter, entrée en analyse avec Freud en 1925 pour vaincre sa frigidité, se lance à corps perdu dans l’élaboration et la théorisation de son analyse, de ses questions et conceptions sur la sexualité et le plaisir féminins, puis devient l’une des ferventes traductrices et passeuses de l’œuvre de celui qu’elle en vient très rapidement à nommer « son père ». Et comment en retour, Freud, d’abord sur la réserve nécessaire au transfert, sort peu à peu du silence pour confier la responsabilité de la transmission de la psychanalyse en France à cette femme hors du commun, princesse qui travailla nuit et jour pour maintenir le tranchant de la découverte freudienne, contre le risque, déjà, qu’un certain nombre de pseudo-disciples veuillent l’édulcorer pour la vider de tout le suc de la subversion de la sexualité infantile. Qu’il est savoureux de lire ainsi, sous la plume de Marie Bonaparte, comment « ce jeune Edouard Pichon va jusqu’à préférer son mot d’aimance à libido, sous prétexte qu’il choquerait moins le public français ! » Et la fidèle de poursuivre : « Je lui ai dit, pensant soutenir votre vraie pensée, que vous aviez horreur des concessions verbales, et que la libido était une grande déesse qu’on ne pouvait pas plus débaptiser que couronner !2p. 35»
De libido, il en est question de manière inlassable et sous de multiples formes tout au long de ces entretiens épistolaires qui suivent les aléas du transfert, du malentendu, de la déperdition dans la multiplication et la longueur parfois des lettres de Marie, récits de rêves ou de ses aventures sexuelles ou familiales, mais se font de plus en plus amicaux et touchants, à mesure que la confiance, puis l’amitié s’installent entre le « maître, le père aimé » et sa « chère Marie » ou « Mimi ».
C’est peu dire qu’un tel corpus est donc une mine, d’abord et avant tout parce qu’on y voit Freud au travail : celui de l’élaboration de la doctrine, celui de l’enseignement, du débat, voire de la controverse. Mais également, les lettres venant combler l’absence de séances, dans les conseils qu’il donne à son analysante avide d’accélérer le processus analytique en dépit de l’impossibilité de la co-présence des corps. Ainsi Freud met-il en garde sa patiente contre la trop grande volonté de théoriser sa cure par exemple : « tout ce qui est théorique est tellement amplifié que la résistance naturelle du refoulement a alors la tâche facile quand il s’agit de tenir l’élément personnel à distance des séances d’analyse. Alors chère princesse, make your mind easy, ôtez-vous de l’obsession jusqu’à ce que nous nous revoyions et ne vous préparez en aucune manière à la poursuite de votre analyse3p. 86 ».
Si on découvre au fil de sa plume un Freud très humain, proche des siens, attentif aux travaux et aux jours comme aux animaux domestiques, pince-sans-rire, ce qui frappe avant tout c’est bien son exigence, véritable rigueur analytique, jusqu’au bout, face au réel : ne pas flancher, jamais, ne pas céder aux sirènes du pessimisme, de la trop grande aspiration au malheur : « reprenez-vous vite, la mère qui soigne le mieux n’est pas la plus tendre4p. 186. », écrit-il ainsi lorsque la fille de Marie, Eugénie, qui sera également son analysante, tombe malade. Ou encore, lisant un de ses récits : « la chose n’est naturellement pas publiable5p. 220. ».
Mais c’est surtout face à la quête inépuisable de la princesse d’atteindre l’orgasme, « sujet compulsif6p. 236.» qui la tient selon lui trop éloignée de l’analyse, « du déplacement infini de l’intérêt psychique, du sexuel vers l’intellectuel7p. 657.», en ayant recours à la chirurgie notamment, que Freud est le plus dur : « L’analyse a deux missions successives à remplir : libérer les pulsions, puis les soumettre à la maîtrise. Le premier point a bien réussi dans votre cas, pour le second vous n’êtes pas encore allée bien loin. […] si vous voulez exercer l’analyse sur d’autres que vous, vous devez constamment leur conseiller la limitation des pulsions, et si vous vous mettez en contradiction avec vos théories, cela vous coûtera l’autorité auprès des autres et vous égarera dans votre travail. Il faut réfléchir de très près à ce point-là8p. 228-229».
L’analysante ne manquera pas de se rebiffer, en lui envoyant sa « déclaration d’indépendance9Comme elle la nommera dans sa biographie.», tout aussi marquée par le sceau du transfert négatif que par des questions aux accents très contemporains : « Votre attitude est celle de la société patriarcale : l’homme peut tout se permettre, vivre entre plusieurs femmes, être polygame, sans cesser d’être conforme à la civilisation. La femme, elle, doit tout accepter, être la seconde femme d’un homme bigame, sourire et remercier.10p. 653.» Ou encore : « Les besoins de mon esprit ne vont qu’en croissant, loin de diminuer avec l’âge. […] Comment concilier les “devoirs” auxquels me réduit, par exemple, ma maternité elle-même : accompagner mes enfants dans les théâtres, pendant leurs vacances où ils s’amusent, mais où je meurs d’ennui, comment concilier ma présence auprès de ma famille, même de mes enfants, avec l’activité que réclame mon esprit et qui ne peut ainsi s’épanouir ? […] Et tout cela parce que la nature me fit ce don terrible, quand je n’étais encore qu’un embryon : un cerveau d’homme encombré en dessous d’un sexe féminin11p. 19.».
C’est donc une princesse très moderne, pas si soumise, mais dont la fermeté et l’entregent permettront de sauver Freud et les siens des nazis, dont les traits se dégagent tout au long de ces pages qu’on referme avec émotion, puisque la dernière lettre de la petite Mimi, écrite le 23 septembre 1939, ne sera jamais envoyée, le père de la psychanalyse ayant succombé à ses maux, non sans avoir eu le cran d’une ultime formule, restée célèbre : « mon monde est redevenu ce qu’il était jadis, une petite île de douleur nageant dans un océan d’indifférence12p. 1034.».
- 1Bonaparte M. et Freud S., Correspondance intégrale (1925-1939), édition établie et annotée par Rémy Amouroux., Trad. de l’allemand par Olivier Mannoni, Flammarion, 2022, p. 146.
- 2p. 35
- 3p. 86
- 4p. 186.
- 5p. 220.
- 6p. 236.
- 7p. 657.
- 8p. 228-229
- 9Comme elle la nommera dans sa biographie.
- 10p. 653.
- 11p. 19.
- 12p. 1034.