L’actualité récente du monde des crypto monnaies et de l’art a été marquée par le développement surprenant du marché des Non-Fungible Token ou NFT portant sur des œuvres d’art numériques. La confiance accordée à leur valeur a permis, par exemple, à Jack Dorsey, cofondateur de Twitter, de céder le premier tweet qu’il avait posté sur son propre réseau social contre la modique somme de 2,9 millions de dollars1Toffolet A., « Que vaut vraiment le premier tweet du patron de Twitter vendu pour 2,9 millions de dollars ? », publié le 23 mars 2021 sur le site France Inter, disponible sur internet. et à la maison de vente aux enchères Christie’s de vendre pour 69,3 millions de dollars une œuvre numérique du crypto-artiste Beeple2Le Monde avec AFP, « Une œuvre numérique se vend 69,3 millions de dollars chez Christie’s, le marché de l’art chamboulé », publié le 11 mars 2021 sur le site AFP, disponible sur internet. (@Beeple_crap sur Instagram), devenu ainsi le troisième artiste vivant le plus cher après Jeff Koons et David Hockney3Reyburn S., « JPG File Sells for $69 Million, as “NFT Mania” Gathers Pace », publié le 11 mars 2021 sur le site du New York Times, disponible sur internet..
L’avoir de LOM
Nous savons, avec Lacan, que la jouissance phallique prend souvent la forme de la jouissance du propriétaire. Jacques-Alain Miller précise que « Le j’ai est la caractéristique de la subjectivation mâle de l’organe, c’est-à-dire de ce que l’on peut appeler la sexuation. Sexuation veut dire subjectivation du sexe. Ce j’ai, de toujours, s’est inscrit comme supériorité, au moins apparente, par rapport au je n’ai pas. C’est une supériorité de propriétaire4Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. De la nature des semblants », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 12 février 1992, inédit.». Jusqu’alors, cette supériorité n’allait pas sans le risque de la perte, car « le propriétaire est toujours menacé par le voleur. Par-là, il a toujours quelque chose d’un peu frileux : son bien, il a peur qu’on le lui prenne5Ibid.».
Or, si l’acquéreur du NFT semble résolument acquis à la « fièvre de posséder6Bourguignon J., « Surconsommation, spéculation, impact environnemental : les dérives de l’industrie blockchain », publié le 30 avril 2021 sur le blog La Relève et La Peste, disponible sur internet.» – ce verbe ne revient pas moins de quatre-vingt fois en une heure de conversation sur le sujet7Ibid. – l’infaillibilité supposée au code de la blockchain pourrait bien lui donner l’illusion d’avoir réussi à éliminer toute menace sur son bien.
Le NFT, quesaco ?
Un NFT représente un titre de propriété, unique, non fongible, adossé à – et sécurisé par – la technologie blockchain. La grande nouveauté qu’apporte cette technologie est qu’elle garantit l’authenticité de la signature cryptographique de son créateur et la valeur du NFT en entraînant, par exemple, le paiement automatique de royalties lors de sa cession (dès lors que l’on accepte, bien sûr, d’être payé en Ethers ou en Bitcoins). Bien que le NFT puisse en théorie porter sur n’importe quel type d’actif, il est aujourd’hui essentiellement utilisé pour l’acquisition d’actifs numériques comme un tweet, une vidéo Youtube, une image, soit sur un actif composé d’une suite de 0 et de 1, reproductible à l’infini. Il nous faut alors remarquer que, si la technologie blockchain permet en effet d’assurer l’intégrité et l’inviolabilité du NFT, elle n’empêche en rien que l’actif numérique sous-jacent puisse être falsifié, admiré, copié, partagé, modifié, s’il reste par ailleurs accessible en ligne8Et ce, même si ces actions pourraient, selon les géographies et les cas d’espèces, constituer une violation de droits de propriété intellectuelle et/ou des conditions d’utilisation des plateformes en ligne comme Instagram., ce qui est le cas de nombreuses œuvres numériques mises en vente, à prix d’or, grâce aux NFTs9Dans nos exemples, le tweet de Jack Dorsey vendu pour 2,9 millions de dollars est toujours accessible en ligne tandis que Everydays : the First 5000 Days, qui réunit sous forme numérique les 5000 premiers dessins et animations qui composent l’œuvre de Beeple, se retrouvent sur le compte Instagram et le site internet de l’artiste..
Le NFT, la propriété sans la perte mais pas sans la norme mâle
Le code de la blockchain protégerait alors notre LOM au NFT du risque auparavant associé à l’avoir. Cette sécurité semble néanmoins acquise au détriment de la singularité de l’objet car peu importe ici que l’actif possédé ne soit qu’une copie parmi d’autres, toutes exactement semblables, d’un actif numérique largement publié, poubellisé sur la toile. Cette reproductibilité de l’actif sous-jacent jette une lumière crue sur le fait que la jouissance ici visée est bien celle de s’excepter en étant le seul acquéreur d’une nouvelle sorte d’objet : vidé de toute substance et accessible à tous et pour tous, pur produit du discours capitaliste, véritablement indifférent, « lathouses10Lacan J., Le Séminaire, livre xvii, L’envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 188.».
À peine pourrions-nous apporter un petit bémol et rappeler à ce LOM que la valeur de ses NFTs ne repose que sur la possibilité de trouver un nouvel acheteur et donc sur la pérennité d’une croyance partagée par un certain nombre d’internautes, et donc, sur ce que nous appellerions avec Lacan, une « norme mâle11Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 479.»…